samedi 14 novembre 2009

Tetro, Francis Ford Coppola (2009)

Après cinq Oscars, deux Palmes d'Or, une poignée de films légendaires et une descendance reprenant plus que brillamment le flambeau paternel, nul doute que Francis Ford Coppola a de quoi être un homme comblé. Seulement voilà, le "réalisateur visionnaire", selon l'expression consacrée, d'Apocalypse Now et la trilogie du Parrain est un insatisfait, un frustré de l'expression qui s'est senti bridé sur tous ses projets. Alors maintenant qu'il en a les moyens et le pouvoir, Coppola père enfile toutes les casquettes, de la production à la réalisation en passant par le scénario, pour créer, selon ses propres termes, un "personnal film" qui serait très précisément ce qu'il a voulu qu'il soit.

Le "personnal film" en question, succédant à un Homme sans âge laissant sur leur faim les fans chevronnés, s'appelle Tetro. Derrière ce nom intrigant se cache Angelo Tetroccini, qui a quitté son foyer et abandonné son jeune frère pour s'enfuir en Argentine et terminer l'écriture de la pièce de théâtre qui l'obsède. Mais voilà que Benjamin, le jeune frère susnommé, embarque à l'aube de ses dix-huit ans sur un paquebot en partance pour Buenos Aires histoire d'obtenir de son aîné quelques explications.

Pour Coppola, le "personnal film" n'est vraiment personnel que s'il parle de famille. Le voici donc qui, à partir d'un scénario avorté (ne comportant que la description des deux premiers plans) rédigé au début des années 70, imagine un drame familial autour de la frustration et la rivalité. Mais si l'idée de base -quoi qu'assez peu originale- est intéressante, l'histoire se perd dans un labyrinthe de retournements de situations et de faux-semblants abracadabrants jusqu'à un twist final des plus maladroits et surfaits.

Mais si ce pitch faiblard a une qualité indéniable, il est clair que c'est celle d'offrir au trop rare Vincent Gallo un rôle à sa mesure. Tout en frustration et en écorchures, il donne à ce Tetro une chair, une vraie, qui soutient réellement tout le film. Celui-ci est encadré d'une brochette de seconds rôles convaincants (Maribel Verdu et l'ancienne muse d'Almodovar Carmen Maura en tête) ; mais tous peinent, malgré leur crédibilité, à faire supporter au spectateur les invraisemblances du scénario.

Toutefois, si ses qualités ont tendance à s'effacer derrière quelques imposants défauts, il n'en reste pas moins dans ce Tetro, Coppola fait montre d'un talent de réalisateur, pleinement épanoui et fidèle à ce qui faisait sa "patte" dans ses précédents films. En effet, autour d'une narration qui s'étire en longueur et d'un rythme assez lent, il tisse une toile raffinée, dans un noir et blanc élégant et soigné ponctué de flash-backs en couleurs, et parsemée de plans à la composition et la lumière magistrales (la reconstitution de l'accident dans la pièce de théâtre est un moment d'anthologie). Un film à l'esthétique visuelle très poussée, donc, mais qui pêche par une intrigue à la fois trop mièvre et trop peu crédible.

dimanche 31 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Antichrist, Lars Von Trier (2009)

Laissant de côté le très attendu Wasington, qui clôturera la trilogie ouverte avec Dogville et Manderlay, Lars Von Trier livre finalement à une Croisette avide une oeuvre choquante et dérangeante, annoncée d'ores et déjà comme l'un des évènements cinématographiques de l'été. Film-catharsis sensé fermer, lui, le chapitre de la dépression de son auteur, Antichrist se place comme "un thriller psychologique évoluant vers le film d'horreur", dont la violence et la crudité promettent de retourner plus d'un estomac.

Là où Dogville jouait sur l'économie de décors, Antichrist joue sur l'économie d'acteurs. Willem Dafoe (qui était le Jésus de La Passion du Christ de Scorsese) et Charlotte Gainsbourg (couronnée à très juste titre du Prix d'Interprétation Féminine) campent un couple anonyme dont l'enfant décède tragiquement. Mais le travail de deuil de "elle" prend des proportions inquiétantes. "Lui", psychologue, décide donc qu'ils s'isoleront à Eden, une maisonnette perdue en plein coeur de la forêt, pour qu'il l'aide à accomplir le difficile retour à la sérennité. Mais bien entendu, souvenirs et pulsions refoulées referont surface, et la thérapie prendra une toute autre dimension.

Le résumé, ainsi énoncé, paraît banal. Il l'est. L'histoire en elle-même ne retient pas spécialement l'attention. C'est finalement l'essai filmique sur la folie humaine, dont l'influence est ici contée de sa naissance à sa disparition, qui interpelle. Mise en abyme osée de sa propre dépression, Von Trier structure son récit en 4 chapitres (Douleur, Deuil, Désespoir, puis la réunion des trois, incarnée par les "3 pélerins") encadrés d'un prologue (magnifique) et d'un épilogue (plus discutable). Cependant, le réalisateur prend énormément de risques ; la logique veut donc qu'il commette des erreurs. La plus regrettable, sans doute, est le grotesque. Parce que oui, malgré une sublime construction qui va crescendo dans une tension superbement maîtrisée, on a du mal à garder son sérieux face à un renard atrophié qui crie "Le chaos règne". Von Trier n'est pas un cinéaste de l'horreur, et il s'ankylose en jonglant avec les clichés du genre. Le film gagnerait à un dépouillement plus franc, qui garantierait plus sûrement le maintien de la tension psychologique. Mais malgré tout, il sait jouer du fantastique, et la magie opère.

Dans ce huis clos controversé, Von Trier retrouve en effet la veine surnaturelle, à laquelle il se frottait déjà dans l'Hôpital et ses fantômes, télésuite qu'il avait crée en 1994 pour la télévision danoise, mais la place ici au service d'une réflexion à double tranchant, entre théologie et psychologie. Dans cet Antichrist, l'angoisse de la déshumanisation se heurte à une lecture très chrétienne (pour faire simple, celle de Gainsbourg) et une lecture psychanalytique (celle de Dafoe) des pouvoirs de la Nature. "La Nature est l'église de Satan", nous révèle Charlotte. Mais la Nature est aussi la nature humaine, débordante de stupre, de mensonge et de pulsions animales. Comment déméler le faux du vrai ? Le fou du raisonnable ? Mais d'abord qu'est-ce que la folie ? Est-ce l'état premier de l'humain, lorsqu'il cède à ses pulsions ? Et qu'est-ce que la raison ? Est-ce la même chose que la rationalité ? La raison peut-elle tout expliquer ? L'esprit d'analyse est-il dans la nature humaine ? Et d'abord qu'est-ce que la nature humaine ? N'est-ce pas un peu la nature humaine, cette fameuse "église de Satan" ? Et la femme dans tout ça ?

Les opinions de Von Trier face à ce capharnaüm sont cependant bien plus difficiles à dégager qu'il n'y paraît. Taxé de mysogynie par un décryptage très "premier degré" (la typographie de son titre est déjà un argument), de fanatisme religieux (discours pro-chrétiens omniprésents par exemple) ou -paradoxalement- de soutien à la psychanalyse au delà de la morale (à travers le personnage de Dafoe), il couche simplement sur pellicule ses propres angoisses : aucune des clefs simplistes évoquées ci-dessus ne suffiront à "ouvrir" tous les tiroirs du film. Mais faut-il vraiment chercher à les ouvrir ? Antichrist est un film qui se vit plus qu'un film qui se comprend. Trop ancré dans l'histoire personnelle de son réalisateur pour être décrypté par un observateur extérieur, le film se voile et se dévoile toujours à plusieurs niveaux de lecture, toujours choquants. Seul Von Trier sait de quoi il en retourne vraiment, mais choquer le public fait partie de son auto-thérapie.

Parce que oui, il est discutable de diffuser au Festival de Cannes un film-catharsis. Oui, le parti pris antisuggestif peut choquer. Oui, le film a des allures très mysogynes. Oui, on voit une pénétration, une éjaculation de sang et une autoexcision aux ciseaux en gros plan. Oui, Antichrist est un rouage extrêmement bien huilé de la grosse machine du cinéma "je-choque-pour-faire-parler-de-moi". Mais derrière l'aspect "polémique" du film, son intérêt sur le plan visuel n'est pas négligeable. Le danois explore de nouvelles pistes plastiques et déroule son opressante pellicule comme un rêve, au rythme lancinant, soutenu par une utilisation exceptionnelle du slow-motion capture (le prologue, en noir & blanc sur fond de Haendel, restera sans doute un modèle du genre). C'est une oeuvre fondamentalement picturale qui nous est exposée ici. Et si personne ne trouve à redire au dévoilement charnel d'une Aphrodite de Cnide, pourquoi utiliser la nudité marmoréenne de Dafoe et Gainsbourg pour déservir cet Antichrist ? Le film, finalement, est un tableau vivant. Et les peintres s'autorisent tout, c'est bien connu.

samedi 30 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Kinatay, Brillante Mendoza (2009)

Deuxième long-métrage en Compétition Officielle pour Brillante Mendoza, venu une première fois en 2008 dynamiter la Croisette avec Serbis, plongée terriblement crue dans les entrailles d'un cinéma porno philippin. Avec Kinatay ("Massacre"), Mendoza réaffirme son goût pour les retournements de boyaux de spectateurs, et son identité revendiquée de bête noire du Festival (quoi que détrôné cette année par l'Antichrist de Lars Von Trier).

Kinatay nous livre, à peu de choses près, 24 heures dans la vie de Peping, jeune philippin, étudiant en criminologie, fiancé à la mère (étudiante elle aussi) de son fils de 7 mois, qui fait vivre sa famille par le fruit de petits délits. Mais si la journée s'ouvre sur son mariage, elle ne tarde pas à basculer, puisque celui-ci se retrouve embrigadé par son ami Anyong dans une expédition punitive sur la personne d'une jeune prostituée endettée auprès d'un gang de dealers.

Si Mendoza annonce son film comme un "massacre", c'est finalement pour distiller pendant une interminable heure quarante-cinq l'angoisse de l'attente. Ce n'est pas tant la violence en elle-même que la tension qui fait le véritable objet du film. Le choix du réalisateur de raconter son histoire quasiment en temps réel et de placer ses ellipses temporelles avec une précision chirurgicale est un parti-pris fort : le temps du film devient le temps de l'action ; le spectateur, à la manière du protagoniste, se retrouve l'impuissant témoin -et, dans son voyeurisme, l'acteur- de l'inéluctable massacre qu'annonce le titre.

Mais en privilégiant la tension au détriment de l'action, Mendoza prend un risque. En effet, le film finit par tomber dans son propre piège et s'empeser. L'attente angoissée laisse s'infiltrer l'ennui ; le spectateur sort de l'histoire pour en contempler totalement extérieurement la sanglante conclusion, et finit par s'interroger sur la complaisance du réalisateur plus que sur la portée critique de l'oeuvre. Car en effet, à sa façon de filmer, tellement transparente, de telles effusions de violence, on est en droit de se poser la question : Mendoza n'est-il simplement pas en train de livrer un snuff movie fictionnel, qui n'apporte rien à l'art cinématographique, et pas grand-chose à la conscience humaine qu'on ne puisse trouver dans le journal télévisé à 20h ?

Cependant, si Kinatay aurait probablement gagné à faire une demi-heure de moins, le film a tout de même le mérite de faire réfléchir, en aval. Car comment ne pas être outré d'avoir finalement pu s'ennuyer devant le spectacle de la cruauté humaine ? Mendoza, s'il n'inscrit pas son oeuvre dans la lignée des thrillers hollywoodiens haletants à la manière d'un Saw ou d'un Se7en, prêche finalement pour la même paroisse : celle de provoquer en premier lieu l'angoisse et en second la réfléxion du spectateur. La crudité des images et la bande-son particulièrement maîtrisée du film (traitement presque musical du cri, superposition avec les conversations, amplification de certains bruitages...) viennent finalement servir une virulente critique du milieu des gangs philippins.

Mendoza assoit désormais son statut de cinéaste, doté d'un univers scénaristique et visuel affiché. Kinatay ne vole en tout cas pas son Prix de la mise en scène, toute en tension et porteuse finalement d'un véritable sens politique. Mais la portée après-coup d'un film sale, cru et violent, à la morale plus que discutable (le fait que le film se revendique comme un constat objectif ne suffit pas forcément à excuser cet état de fait : par son absence de critique explicite, il n'en paraît que plus complaisant) suffit-elle à excuser un si pénible moment dans une salle obscure ? La question risque de diviser.



CRITIQUE EXPRESS DU DOCTEUR ZBORB

Insoutenable. Déjà le titre au début du film annonce le ton : un Kinatay sanguinolent, découpé en morceau ; de la haute littérature. Le rythme péniblement lent contribue à imposer la lourdeur d’un suspense tant bien appuyé qu’il se mue en une oppression malsaine et perverse, rendant impossible tout objet de préoccupation (et pourtant la recherche visuelle était indéniable) autre que celui de l’attente (insupportable) du fatidique moment où éclatera la violence la plus cru ce qui attire, finalement, mais pour la satisfaction de qui ?

Mendoza se complait à dénoncer la violence en la montrant ; un parti pris certes, très à propos dans l’état actuel de nos sociétés médiatisées, mais très discutable quant à sa place esthétique et morale dans le cinéma.

vendredi 29 mai 2009

Quinzaine des Réalisateurs : Les Beaux Gosses, Riad Sattouf (2009)

Attirés naturellement par les images et leur façon de raconter une histoire, il est normal que les dessinateurs de bande dessinées s'intéressent fréquemment au cinéma. On retiendra l'exemple d'Enki Bilal, sans doute le plus prestigieux. Mais voilà, Riad Sattouf n'a pas accouché de la trilogie Nikopol, aussi y avait-il peu de chances qu'il réalise un Immortel. A la place, le papa de Pascal Brutal nous livre d'improbables Beaux Gosses, qui n'ont pas manqué de secouer la Quinzaine.

Hervé et Camel sont des collégiens on-ne-peut-plus normaux. Pas vraiment beaux, pas vraiment brillants, pas vraiment populaires, mais vraiment puceaux, et surtout vraiment décidés à ce que ça change. C'est donc leurs tribulations d'obsédés pré-pubères que se propose d'exposer un Sattouf qui proclame haut et fort son propre amour de l'onanisme. Ici, on oublie le sérieux dramatique d'un Kechiche pour regarder ce terriblement cynique reflet des années "collège", où ça badine grave avec l'amour.

Riad Sattouf s'amuse avec sa caméra comme on s'amuse avec un crayon. Tout en gardant la maîtrise de son outil, il explore les possibilités de son nouveau médium (la mise en abîme de la vidéo porno est un modèle du genre !), et se permet même un hommage aux Kids de Larry Clark avec une séquence d'ouverture qu'il voulait, selon ses propres mots "choc, méga-réelle" pour mettre le spectateur "tout de suite dans le bain". Suggérant, par un cadrage, un angle de vue ou le passage en cut d'une "case" à l'autre, les gestes les plus vicieux sans jamais rien montrer, il évite l'écueil du "trop glauque" comme celui du "trop pudique". Sattouf joue avec sa caméra comme avec son scénario, et personne ne va s'en plaindre.

Surtout pas son casting. Sattouf ne fait pas les choses à moitié et invite pour son premier film des guest-stars aussi prestigieuses qu'Emmanuelle Devos (déjà présente au Festival cette année avec Les Herbes Folles d'Alain Resnais et A l'Origine de Xavier Giannoli, tous deux en compétition officielle !), Valeria Golino (la Ramada de la série Hot Shots, également à l'affiche du premier film de... Sean Penn !), Irène Jacob (La double-vie de Véronique, c'était elle) et Noémie Lvovsky (réalisatrice, avec, entre autres, Les Sentiments, et actrice, dans par exemple France Boutique ou Ah ! Si j'étais riche). Mais le réalisateur sait ce qu'il fait : les grands noms passent derrière, et c'est un mur d'adolescents boutonneux et paumés qui leur volent la vedette, Vincent Lacoste, Anthony Sonigo et Alice Tremolières en tête. Mais tous, indubitablement, se régalent à camper cette étonnante galerie de personnages, terriblement justes derrière leurs allures de clichés, à cet âge où l'on ne veut que ressembler aux autres.

Sattouf, qui avait déjà tâté le terrain avec sa bd Retour au collège, renouvelle le genre bien plus dangereux qu'il n'y paraît du teen-movie, en cherchant plus à faire un film sur les ados que pour les ados. Pas de vulgarité scabreuse, pas de perversité lorgnant vers la scatologie, pas d'insipides tartes américaines, rien qu'une désarmante sincérité, une tendresse débordante envers cette génération boutonneuse et paumée, racontée avec une touchante et incomparable dérision. Impossible, donc, de résister au charme cruel et nostalgique de cette quintessence de l'âge ingrat, où chacun, à un moment, se reconnaîtra. Qu'il le veuille ou non.

jeudi 28 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Taking Woodstock, Ang Lee (2009)

Ang Lee est un cinéaste qui crée toujours l'évènement. Comptant dans sa filmographie des films aussi différents que Ice Storm, Tigre et Dragon, Le Secret de Brokeback Moutain, Hulk et Lust, Caution, il ne manque pas non plus de créer la surprise. C'est ainsi qu'en le voyant s'attaquer au mythe "Woodstock", le microcosme cannois ne pouvait rester indifférent. Et voilà la dernière folie de Ang Lee qui s'invite, quoi que fort peu à propos, dans la sélection officielle. Fort peu à propos, en effet, parce qu'il est évident que Taking Woodstock fait figure d'hurluberlu au milieu des Prophètes et autres Rubans Blancs.

Mais quelque part, son extraordinaire décalage avec la majorité de la production cinématographique actuelle (et cannoise en premier lieu) participe sans doute du charme rafraîchissant de ce divertissement loin d'être bête. Rien à voir avec un grand film, non, mais tout de même un projet et un résultat qui mérite que l'on s'y arrête. Si bien sûr, on n'est pas effrayé par les bons sentiments, les homosexuels, les juifs et les hippies - auquel cas il sera préférable que l'on passe son chemin, mais tout ceci serait follement dommage.

Taking Woodstock, donc, raconte finalement plus l'histoire d'une petite famille des Catskills à un moment charnière de son existence (le fils, lessivé d'être trop gentil avec ses parents, gérants d'un motel délabré, compte abandonner son White Lake pour s'installer définitivement comme décorateur d'intérieur à Greenwich Village) que celle du mythique concert. Décidé à faire un dernier geste pour ses parents, Eliott, le fils trop gentil, décide donc de reprendre pour le compte de son village un festival de musique renié par la ville voisine, histoire de renflouer les caisses White Lakiennes. L'évènement prendra naturellement les proportions qu'on lui connait, et l'existence familiale en sera assez logiquement bouleversée. Mais si ce n'est pas le suspense qui étouffe Taking Woodstock, le film n'en reste pas moins intéressant.

On s'attendrait, avec un tel sujet, à deux heures non-stop de Joplin, Who, Canned Heat et autres Hendrix plein pot, et pourtant non. Refusant de céder à la facilité, Lee néglige totalement le concert pour s'intéresser au public. La musique devient diffuse et étouffée, presque comme une partie du décor. Ce que le réalisateur veut ici retenir de Woodstock, c'est qu'avant d'être "3 days of music", c'étaient bel et bien "3 days of peace". Et c'est bien ça qui l'intéresse. Filmer une scène, tout le monde peut le faire. Et que sur celle-ci se dresse Santana, Joey Star ou Vanessa Paradis, il se trouvera toujours quelqu'un pour s'y coller. Rendre hommage au public, aux organisateurs, aux agents de sécurité, aux grandes ou aux petites mains qui y vont sang et eau pour que tout ça devienne mythique, telle est la mission que se donne le réalisateur. Et la musique n'a finalement que peu à voir avec tout ça.

Lee est de ces cinéastes dont le talent derrière une caméra n'est plus à prouver. Aussi se permet-il de voir grand. Filmant plus ces foules comme un DeMille que comme un Peter Jackson, il s'amuse à en explorer chaque recoin, chaque individualité, faisant parfois ressortir une star, fondue dans la masse, totalement égale à chaque humain autour d'elle (on pense par exemple à Paul Dano, bien plus détendu ici que dans Little Miss Sunshine ou There Will Be Blood !). Personne n'est identique à son voisin, personne ne se ressemble et tout le monde est égal. Et comme pour souligner son message, il va parfois jusqu'à scinder l'écran en cases, ingénieux procédé quoi que fatigant pour les yeux à la longue, pour que personne, dans la salle, ne voit exactement le même film.

Mais si personne ne voit le même film, tout le monde voit les mêmes acteurs. Demetri Martin, Imelda Stauton, Liev Shreiber, et un Emile Hirsch des grands jours, entre autres, crèvent l'écran, délicieusement caricaturaux et pourtant plus vrais que nature. L'intégralité du casting s'amuse d'être un personnage à part entière de ce cliché psychédélique de deux heures, qui campe une époque trop mythique pour pouvoir être racontée de façon objective et réaliste. Reste le trip, dans les deux sens du terme, qui porte le film comme un délicieux hymne à l'Autre, l'Amour, l'Amitié, (l'Amérique,) et tous ces mots qui commencent par un grand A, et qu'on oublie trop souvent.

Un Certain Regard : Irène, Alain Cavalier (2009)

Sans doute aucun film n'avait plus sa place dans la sélection un Certain Regard que celui qu'Alain Cavalier lui soumettait cette année. Parce qu'Irène, c'est d'abord et avant tout un regard. Ce regard, c'est celui d'un homme qui a aimé, d'un homme qui aime, d'un homme qui, par son souvenir et sa pellicule, rend son Irène immortelle.

L'histoire est simple : il n'y a pas d'histoire. Cavalier déroule sa psychanalyse sur celluloïd suivant le principe de l'association d'idées. Pas vraiment de début, pas vraiment de fin, seulement un fil conducteur autour duquel s'organisent (ou plutôt ne s'organisent pas) des souvenirs, des sensations, des scènes et des images éparses. Et dans cette oeuvre vivante se crée une véritable relation entre l'auteur et le spectateur. Il gagne en confiance, en assurance, et se livre de plus en plus intimement. Le spectateur se fait confident, parfois presque voyeur.

Visuellement, Irène porte la patte de l'autobiographie filmée : Cavalier, une intrusive caméra au bout du bras, se cherche. Et c'est tantôt son visage (à demi-masqué par son outil) dans un miroir, tantôt des bribes de textes issues des journaux qu'il tenait quotidiennement et qui constituent le support privilégié de l'exploration de ses souvenirs, qu'il capte et nous livre, avec toute la crudité de la révélation. Parfois, il fait revivre son Irène à travers un tas de coussins qui évoque une silhouette lubrique, une photo qu'il explore... L'objet, encore imprégné de sa présence, devient le catalyseur du travail de mémoire.

La place du son est essentielle : à nouveau c'est la confidence qui préoccupe Cavalier. Celui-ci se place en narrateur omniscient, racontant son histoire au passé, au présent... C'est lui, l'homme du hors-champ, qui explore son propre inconscient, qui mène la danse ; nous racontant, mais aussi se racontant, l'histoire qu'il désire. Peu ou pas de musique, ici, sauf si elle participe du souvenir. En revanche, la respiration est là, nous rappelant qu'aussi momifiés que soient les récits évoqués, ils n'en demeurent pas moins de la vie. Rythment aussi la confidence-fleuve les bruits extérieurs, ceux de Cavalier redécouvrant du bout des doigts son passé ; des pages qui se tournent, un carnet de cuir qui flambe sur un camping-gaz.

Mais si Irène pourrait apparaître comme un film bavard, le silence y joue pourtant un rôle primordial. Evoquant le travail de mémoire immédiate du réalisateur, et laissant au spectateur la place d'imaginer, ou simplement d'assimiler entre eux les fragments d'une histoire complexe et désordonnée, ce silence est finalement celui qui crée l'unité d'un film basé sur l'idée-même de puzzle. Finalement, c'est peut-être tout autant dans la parole que dans son absence que se reconstitue cette vérité subjective que recherche Cavalier.

Ballet visuel empreint de poésie, Irène oppose l'abstraction du souvenir qui s'efface à la clarté du témoignage écrit. Réflexion sur la vieillesse, la mémoire et le temps qui passe, ce film est une oeuvre riche et complexe, comparable dans sa forme à l'équivalent cinématographique du Nouveau Roman. Voyageant à l'intérieur de sa tête et de son coeur, Cavalier surprend, prend le risque de créer malaise et ennui, mais livre bel et bien une oeuvre cinématographique forte, tant par l'originalité de sa forme que la sincérité de son ton.

Sélection Officielle, Hors-Compétition : Agora, Alejandro Amenabar (2009)

De Tesis à Mar Adentro en passant par Les Autres et Ouvre les Yeux, nul doute qu'Alejandro Amenabar est un réalisateur éclectique. Ainsi, lorsqu'il décide de succéder à Oliver Stone et Wolfang Petersen dans le délicat genre du péplum sauce Hollywood, le grand monsieur du cinéma chilien se retrouve tout naturellement à Cannes, où l'on attend beaucoup de lui. A fortiori quand il compose avec Rachel Weisz, Max Minghella (le fils d'Anthony), Oscar Isaacs et Michael Lonsdale.

Le postulat de départ est doté d'un très gros potentiel de séduction : Amenabar se pose en conteur de l'histoire d'Hypatie, une philosophe injustement belle et intelligente, fille de Théon, qui dirige la Grande Bibliothèque d'Alexandrie, dont l'élève et l'esclave se disputent l'amour. Orchestrant son idée de départ, aux allures de biopic rom-antique, sur fond de persécutions religieuses et de féminisme très actuel, le réalisateur réunit ici tous les ingrédients d'un grand film, lorgnant potentiellement autant chez Cecil B. DeMille que chez Jane Austeen.

Mais dès la séquence d'ouverture, le spectateur est déboussolé. Plus "couverture du nouveau Bernard Werber" que matérialisation visuelle d'une réflexion sur la place de l'homme dans l'univers, le trip mystique au milieu des planètes (qui reviendra ponctuer le film de façon assez incompréhensible) annonce la couleur : Agora sera prétentieux ou ne sera pas.

Le reste du film confirme la donne. Amenabar s'autorise quantité de jeux de mise en scène artificiels, qui desservent la sobriété et l'intelligence de son propos. Plans aériens, accélérations et séquences filmées à l'envers n'apportent rien de plus qu'une incompréhension qui prête à sourire, puisqu'ils sont sans rapport avec l'histoire et sans justification autre que l'expérience formelle. De plus, ces interventions sont ponctuelles et ne s'appuient pas sur une continuité dans la réalisation : on ne peut donc y voir qu'un maladroit écho dans la chair concrète du film de la répétition des séquences interstellaires.

Ce qu'annonçaient ces plans de l'espace (qui ne feront que faire apprécier d'autant plus au cinéphile averti la performance techinque de Kubrik une quarantaine d'années auparavant) est confirmé par la suite : Amenabar ne gère pas la construction de son film. Oscillant maladroitement entre deux intrigues, il peine à choisir l'échelle de son film, filmant à parts égales Les Malheurs d'Hypatie et la montée sanglante du christianisme. Sans vraiment trouver d'équilibre, et sans en préférer l'une à l'autre, il égare son spectateur et brise le rythme de son récit.

On pourra saluer les tentatives individuelles des acteurs de donner à leurs scènes une dynamique propre (Oscar Isaacs, particulièrement, est celui qui y réussit le mieux). Pas de performance d'interprétation, mais toutefois un casting investi, bien que parfois un peu caricatural. Malheureusement, le jeu des acteurs ne suffit pas à redynamiser la trame éclatée du récit, qui bascule brutalement de la violence gratuite et crue à un intellectualisme à la fois artificiel et élitiste.

De plus, si Amenabar évite un peu plus élégamment que ses prédécesseurs l'écueil de l'argot du Bronx dans la bouche de ses héros antiques, ses maladresses se cachent ailleurs. Dans un décor qui se veut trop réaliste pour proclamer sa valeur symbolique, notamment, le réalisateur laisse traîner de douloureux anachronismes (l'oeil critique ne manquera pas de relever la présence cocasse de la Louve du Capitole à Alexandrie, agrémentée des Remus et Romulus ajoutés au XVI° siècle, mais également l'étrangeté du titre qui, non content de ne pas avoir le moindre rapport avec le récit, désigne une place grecque et non pas romaine). Amenabar ne fait donc qu'entretenir ici un amalgame de clichés, coagulé autour de personnages caricaturaux, soutenant une histoire sobre flagellée par un traitement grandiloquent. Décevant et maladroit.

mercredi 27 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Looking for Eric, Ken Loach (2009)

L'on savait déjà depuis longtemps que Loach était féru de ballon rond. Cantona, visiblement, le savait aussi. C'est donc tout naturellement vers celui-ci que se tourne le footballeur/acteur quand il tient un scénario. Loach est séduit. Et trois ans après sa Palme pour le Vent se Lève, il revient à Cannes en grande pompe pour présenter, au milieu d'une sélection 2009 particulièrement sombre, un tendre OVNI footballistique : Looking for Eric.

Si l'on pourrait facilement reprocher au script de Cantona des allures d'égocentrisme forcené, on ne peut en revanche pas faire l'impasse sur son côté intriguant. L'histoire est simple : Eric est un facteur anglais, errant entre ses ex-femmes, leurs enfants déjà grands dont il est toujours, malgré les séparations, en charge, et son premier amour qu'il ne peut oublier. Mais au milieu de ce petit monde qui peuple son coeur deux fois plus gros qu'une maison, une place de choix est réservée à son idole : Eric Cantona. Il est donc tout naturel que ce soit son homonyme aux pieds d'or qui lui apparaisse pour l'aider à régler tous ses problèmes.

Conte de fée moderne, Looking for Eric n'en est pas moins un film intelligent et fin. Sous des dehors manichéens et simplistes, c'est bel et bien la trame d'un trame d'un drame social efficace qui se dessine. Cependant, le traitement de l'histoire l'empêche de sombrer dans le sordide et en fait un film fort et léger à la fois. S'inscrivant donc dans la logique de l'oeuvre de Loach, le film flirte avec le thriller, le drame et la comédie à l'anglaise, sans jamais vraiment choisir son camp.

Et malgré le thème, très axé "relations humaines" et "psychologie", n'exclue pas quelques scènes d'action, morceaux de bravoure dans la mise en scène et d'ores et déjà anthologiques. Le tout traité avec sobriété, et un humour burlesque, facile mais toujours efficace derrière ses gros rouages. Savant mélange, donc, de poésie moralisatrice et d'action, le tout teinté d'une tendre dérision : Loach et Cantona ont trouvé dans leur justesse de ton harmonieuse un point commun plus productif que le football.

Porté l'interprétation magistrale de Steve Evets et ponctué par les savoureuses répliques d'un Cantona placide et moralisateur à souhait, mais plein d'autodérision, le film se permet une facture académique, mais parfaitement maîtrisée. Le réalisateur n'ayant plus rien à prouver, il s'efface derrière son admirable casting, son scénario bien ficelé, le rythme effréné de son intrigue, son excellente bande-son (Blue Suede Shoes en tête) et ses foisonnantes répliques cultes.

Et si l'on peut toutefois reprocher à l'histoire de souvent dérouler de grosses ficelles, et de jouer constamment sur l'identification et l'attachement que procure chacun des personnages, le film sait garder l'optimisme et la fraîcheur sans tomber dans la mièvrerie. L'exercice de style était risqué, mais le duo Loach/Cantona frappe un grand coup. Et s'ils repartent de Cannes sans récompense, nul doute qu'ils ont su marquer les esprits. En bien.

Quinzaine des Réalisateurs : Polytechnique, Denis Villeneuve (2009)

La Quinzaine des Réalisateurs est sans doute la sélection cannoise la plus hétéroclite. De la franche poilade au film politique en passant par l'animation, elle offre un large panel de films de tous les horizons et sert de tremplin à de nombreux réalisateurs, de Scorsese à Rivette en passant par Skolimovsky.

L'idylle qui unit cette sélection parallèle et le réalisateur québecquois Denis Villeneuve n'en est pas à son coup d'essai. En effet, il avait réalisé l'un des segments du film collectif Cosmos, présenté en 1997, et couronné du Prix Internationnal des Cinémas d'Art et Essai. Après une brève infidélité l'année suivante, où son long-métrage Un 32 août sur Terre fut présenté dans le cadre de la Sélection Officielle, et une nouvelle en 2008 avec son court-métrage Next Floor honoré à la Semaine de la Critique, il revient à ses primes amours cannoises de la Quinzaine.

Polytechnique, cousin canadien d'Elephant, raconte les évènements réels de la tuerie de l'Ecole Polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989. Mais si le scénario ainsi résumé évoque irrémédiablement le chouchou cannois de Gus Van Sant, le film n'en est pas moins très différent. Dès la séquence d'ouverture, la principale opposition nous saute aux yeux : pour certains spectateurs, c'est pire ; pour d'autres, c'est plus excusable, mais le fait est là. Ici, le massacre a un but. Pas de pulsion irréfléchie oscillant entre autodestruction et égocentrisme, mais purement et simplement l'accomplissement physique d'une réflexion politique. Au diable la parité : dans cette école d'ingénieurs, seules les filles périront.

Villeneuve diffère aussi dans le traitement plastique du massacre. En se basant sur un parti pris visuel fort, celui du noir & blanc, il entretient la tension par un habile jeu de contrastes et de flous. Tantôt montrant crûment, tantôt suggérant avec une élégance presque abstraite (notamment en filmant à l'envers !), il distille la nervosité du spectateur. Il vient également renforcer ses effets visuels par le soutien d'une bande-son très travaillée, jouant sur l'alternance d'une entêtante musique classique et d'un silence pesant que n'interrompent que les cris de terreur et les rares dialogues. Le bruit sourd de la détonation de carabine, quant à lui, se pose en métronome et confirme l'excellence de la gestion de ce ballet sonore.

Polytechnique diffère également d'Elephant dans sa construction. Ici la tuerie est au centre du film, encadrée de deux séquences symétriques autour des deux personnages principaux (le tueur et une de ses victimes) et entrecoupées de flash-backs. Si ce choix d'organisation filmique a l'avantage d'affirmer clairement les intentions et les opinions du réalisateur face à l'histoire qu'il choisit de narrer, il n'en est pas moins la principale faiblesse du film. Faisant basculer son drame dans un manichéisme critiquable, il perd en impact sur le spectateur et tombe à l'excès dans les bons sentiments. On pourra par exemple déplorer l'utilisation des séquences de type "publicité pour entreprise aéronautique".

Enfin, là où les gens sont beaux et torturés chez Van Sant, ils sont ordinaires, cabossés par la vie comme tout un chacun dans cette école aux allures de melting-pot, certes un peu trop pour paraître réaliste, mais juste assez pour faire passer le message, aussi évident qu'il puisse sembler : personne n'est à l'abri. Mais s'il choisit des gens au physique banal, Villeneuve s'entoure malgré tout de personnalités d'acteurs, donnant chacun à leur personnage une chair tangible qui ajoute à l'attachement, l'identification et donc l'angoisse du spectateur.

Pari risqué, donc, mais pari réussi pour Denis Villeneuve, qui, malgré quelques ratés renouvelle le genre de la tuerie adolescente, asseptisé par Van Sant, en y apportant un ton visuel neuf. Le film n'est pas parfait, et le traitement des sentiments est un peu simpliste, mais l'oeuvre vaut le détour. Accordons à Polytechnique l'honneur de la prise de risque qui paie, tout en évitant les écueils de débutants.

dimanche 24 mai 2009

ACID : Avant-Poste, Emmanuel Parraud (2009)

(Les Laboratoires Javel entrent ici dans une période qui risque d'être fastueuse : le genre qui rime avec "Festival de Cannes", voyez. Vous voilà prévenus.)

L'Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion, plus connue sous le sigle d'ACID, présente à Cannes depuis 15 ans une sélection de films indépendants, de différentes nationalités. De Finkiel à Ameur-Zaïmeche en passant par Le Perron, l'ACID soutient, révèle et aide la production artistique cinématographique en marge.

Parmi les choix des sélectionneurs ACID se trouvait cette année le premier film d'Emmanuel Parraud, Avant-Poste. Cédant à la veine prolifique du drame social, il croque l'histoire d'un animateur de banlieue qui va, malgré sa relation conflictuelle avec lui, tout mettre en oeuvre pour aider un jeune homme rêvant de devenir puéricultrice (le masculin n'existe pas, et non). Cependant, tout le monde n'est pas Abdellatif Kechiche, et un synopsis engagé ne suffit pas au premier venu à faire un bon film.

Le scénario de base, s'il peut paraître intéressant sur trois lignes, souffre sur une heure et demie de problèmes de construction, et d'un manque d'originalité qui le fait s'essouffler rapidement. Rien ne tient vraiment en haleine dans cette fresque flirtant avec l'autobiographie, qui prend le parti de se centrer sur le personnage de l'animateur en suivant l'expérience personnelle de Parraud. Mais s'il évite l'écueil d'un film-journal-intime en restant en retrait par rapport à son personnage, il perd en justesse et en force ce qu'il gagne (plus ou moins) en objectivité.

Le film entier se construit à travers les yeux de cet animateur, dont l'histoire (à vocation) tragique noie progressivement dans la confusion la plus totale. Ce personnage, qui porte presque à lui tout seul le film entier, et dont la complexité et l'évolution se revendiquent l'essence du scénario, est malheureusement soutenu par Airy Routier, un acteur peu convaincu, et par là-même particulièrement peu convaincant. Le film, par ce simple état de fait, perd sa crédibilité dramatique et devient une tranche de vie oscillant entre le sordide et l'inintéressant.

On doit tout de même reconnaître chez Parraud une certaine prise de risque dans la réalisation. L'ouverture, plan en légère contre-plongée sur des douches de piscine allumées, et importance du hors-champs par une utilisation intelligente du son, laissait présager le meilleur. Mais, dans sa volonté très illustrative de présenter un personnage confus, le réalisateur se perd dans une indémélable construction à tiroirs qui sabote la bonne compréhension de l'histoire. Ainsi, on ne sait pas où se passe l'action, on ne comprend pas les transitions, ni même le sens de certaines scènes (la séquence de la plage !).

Au jeu dangereux du film engagé, Parraud souffre de vouloir trop en montrer, et à celui du premier film, de vouloir trop en faire. Pêchant par excès et par passion, il livre au final une ébauche, un embrouillamini qui ne captive pas le spectateur, et qui, trop complexe et saccadé, ne donne pas vraiment envie de se poser de questions. Un coup dans l'eau.

dimanche 3 mai 2009

Frost/Nixon : l'heure de vérité, Ron Howard (2009)

Peter Morgan, le très inspiré scénariste du The Queen de Stephen Frears, continue sa subtile exploration de la politique moderne en penchant sa plume lucide et aiguisée sur le scandale du Watergate. Mais plutôt que de céder à un certain goût de l'ostentation "à l'américaine" en se plaçant au coeur des évènements, il prend du recul et choisit de narrer les coulisses de la mythique interview-confession, trois ans plus tard, du président sortant, Richard Nixon, par un animateur de talk-show britannique, David Frost. Frost/Nixon devient une pièce de théâtre, portées sur les planches par un époustouflant duo d'acteurs : Michael Sheen et Frank Langella.

Une tension constante, des dialogues acérés, un spectacle historique et politique, oscillant entre satire et humanité, il n'en faut pas plus à Hollywood : la pièce deviendra un film. Et c'est dans la filmographie hétéroclite de Ron Howard, étouffé entre une paire d'adaptations baroques plus que de raison de Dan Brown, qu'émergera cet étrange huis-clos délicieusement vintage qu'est Frost/Nixon.

Etonnant de sobriété tant dans la réalisation que le choix d'un montage parallèle très classique, Howard laisse carte blanche à son prestigieux casting : Sheen et Langella redeviennent l'animateur ringardisé qui cherche à faire son come-back et le président usé et humilié, dont l'objectif est finalement le même ; derrière eux, Sam Rockwell, Kevin Bacon, Matthew MacFayden, Oliver Platt et Rebecca Hall complètent une distribution haut-de-gamme.

Si le suspense n'est pas vraiment au rendez-vous (logique, pour un film historique, me direz-vous), le film est constamment sous tension. Celle-ci se base sur un habile système d'oppositions, matérialisées d'abord et avant tout par les personnages de David Frost, le dandy british animateur de talk-show, col pelle-à-tarte et chaussures italiennes, jeune, brushé et sourire immaculé, mondain et inculte à souhait en politique, et Goliath Nixon, président américain, redoutable meneur de débat, cérébral accompli, homme vieillissant rongé par le pouvoir qui lui échappe. Mais cette construction antithétique s'étend à l'ensemble du film : d'abord aux autres personnages (une fille dans chaque "camp" au moment des interviews, brune chez Frost, blonde chez Nixon ; experts assez négligés chez Frost, tirés à quatre épingles chez Nixon...), mais aussi aux modes de vie des protagonistes, à la musique...

Mais si la gestion de cette tension est évidemment très riche, et plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord, l'une des grandes forces du film réside à l'inverse dans le traitement fondamentalement humain des personnages. Si le centre du film réside dans ce combat de titans d'intellects, tous les éléments gravitant autour des scènes d'interview ancrent les personnages dans une réalité humaine qui densifie l'intrigue (le point culminant de cette humanité étant bien sûr la scène du coup de téléphone, qui du même coup la rend particulièrement cohérente par rapport au thème central). En effet, on nous montre un certain nombre de scènes où Nixon/Langella et Frost/Sheen parlent loin des caméras, cessant d'être les instruments d'une lutte idéologique qui les dépassent pour redevenir, simplement, des hommes. Cette alternance, elle aussi, participe à la construction clairement binaire du film.

Le propos historique, toile de fond du film, est finalement presque négligé (n'espérez pas en le voyant apprendre ce qu'est le Watergate) au profit d'une réflexion poussée sur le pouvoir des médias, sur l'esprit des masses tout d'abord, mais aussi sur la vie des hommes qui se battent pour contrôler cet outil de propagande de premier choix, et qui finalement, bâtissent leur existence sur une chimère d'eux-même. Oscillant à tout instant entre l'être et le paraître, Frost/Nixon, trop classique dans sa mise en scène pour être un monument du genre, n'en reste pas moins une fresque complexe et intense, magnifiquement portée par des acteurs qui cessent de jouer pour simplement devenir, pour simplement être.

lundi 20 avril 2009

LES FAUSSAIRES (DIE FÄLSCHER), Stefan Ruzowitzky (2008)

Penchons-nous un brin sur ce film qui fut le premier film Autrichien à remporter un Academy Award, l’année passée.
En 1936, le juif Salomon ‘Sally’ Sorowitsch mène une vie de luxe dans les cabarets Berlinois. Il se moque bien de la montée du nazisme ; comme il le dit, pour survivre, les Juifs n’ont qu’à s’adapter. Car lui s’adapte très bien aux bouleversements qui déchirent son pays : il est faussaire, « le plus grand faussaire du monde », et à ce titre, il peut s’autoriser toutes les folies. Jusqu’à ce que la réalité le rattrape : surpris en pleine nuit dans son atelier, il est arrêté, puis déporté. Les années passent et on l’envoie au camp de Sachsenhausen, pour une mission spéciale : créer de faux billets et saboter l’économie alliée. Là-bas, il y rencontre Adolf Burger, un autre prisonnier chargé de l’aider à fabriquer les billets…
Ce film met la lumière sur un fait réel et méconnu de l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, pendant laquelle un groupe de juifs fut caché et contraint de participer à l’Opération Bernhard, qui visait à déprécier la monnaie des pays Alliés, pour ruiner leur économie et permettre à l’Allemagne de redresser la tête, au moment où elle était sur le point de s’effondrer. Ce fut un peu le ‘coup de la dernière chance’ pour les Nazis, qui cherchaient bien à éviter que leur entreprise, la Conquête de l’Europe, ne reste dans l’Histoire que comme un simulacre de vaste suicide organisé (l’Allemagne avait tout juste de quoi tenir jusque 1941 ; la Russie et les puits de pétrole qu’elle détenait en Roumanie avait de quoi leur sauver la mise : on sait aujourd’hui que ce fut le début de la fin).
La tension qui en découle se reflète plutôt bien dans le film, à la vue des comportements tantôt brutaux, tantôt suppliants des Nazis : constamment dans le film, ils rappellent à quel point la mission est vitale pour eux tous, et qu’un échec se solderait par l’exécution de l’intégralité du groupe ; lorsque la situation devient critique, et que le besoin d’argent se fait de plus en plus pressant, c’est un marché qui s’établit entre Herzog, le sturmbannführer et Sorowitsch, renforçant l’étrangeté du huis clos dans lequel ce dernier et ses hommes se trouvent plongés.
C’est sur ce huis clos, cette idée de confrontation directe entre deux ennemis que s’appuie Ruzowitsky pour réaliser l’essentiel de son film. Mais, contre toute attente, ce n’est pas entre Juifs et Nazis que s’établit la confrontation ; à eux seuls, ce sont bien Sorowitsky et Burger qui vont former les deux groupes principaux, isolés et opposés. Entre eux deux, le reste des prisonniers, la ‘famille’, dont le sort dépendra de l’issue du débat.
Ici, c’est bien d’honneur dont il est question, de l’honneur face à la conscience, face à la survie ; et l’on découvre rapidement que les deux personnages sont totalement antithétiques sur le sujet. Burger est le communiste, qui pense qu’il vaut mieux que le groupe de faussaires meure la conscience tranquille plutôt que de collaborer avec les Allemands et de causer plus de morts, dehors. De tout le film, il sera le seul à prôner le sabotage, la révolte. Sorowitsch, lui, est l’individualiste moderne, l’homme rationnel par excellence, et c’est bien normal : c’est lui qui manipule l’argent. Lui préfère au contraire penser qu’il vaut mieux aider les Allemands et vivre encore quelques jours, quelques années de plus, plutôt que de laisser passer cette chance inestimable de survivre dans un camp d’extermination. A l’inverse de Burger, lui fera toujours tout son possible pour faire bonne figure devant les Nazis et maintenir ses camarades en vie.
C’est là qu’est le propos central du film, qui n’est pas sans rappeler le débat de fond de Morts sans Sépulture, de Sartre, et c’est de là que le spectateur en vient à se poser les plus grandes questions : mieux vaut-il mourir pour des idées ? Sinon, quel est le coût de la vie ? Sur ces nombreux points, l’auteur possède l’élégance de n’apporter aucune réponse, de laisser au spectateur seul se faire son propre avis et trancher sur cette question, comme sur celle de savoir qui des deux personnages principaux est un réel héros. La réaction des autres prisonniers, à la fin du film, laisse d’autant plus éclater toute la complexité du sujet.
Mais c’est également là que le film pêche cruellement. A trop vouloir toucher à la fois à la fresque historique et à la fois au débat moral, le réalisateur se perd, et le résultat apparaît bancal, mal assuré, faute d’avoir su choisir entre un film historique et un film métaphorique. C’est fort dommage, puisque forcément, l’histoire passe moins facilement, le spectateur ne sachant plus s’il a affaire à une scène qui a réellement eu lieu ou à une scène ne servant qu’à illustrer la joute philosophique des deux protagonistes.
En matière de points faibles, la réalisation, très classique, académique diront certains, laisse une certaine impression de déjà-vu, quoique plutôt efficace. Mais le pire réside certainement dans l’utilisation de la lumière : c’est très sombre, trop sombre même. La qualité de l’image semble suivre un certain mouvement apparu récemment, qui tend à tout assombrir et rendre certains blancs éclatants, extrêmement brillants, afin de donner une espèce de grain ‘authentique’ au résultat ; et c’est très exaspérant, puisque dans le cas présent c’est utilisé à toutes les sauces, pour n’importe quelle scène, masquant de nombreux détails (et peut-être par-là la faiblesse des moyens financiers du film), fatigant les yeux du spectateur qui cherche désespérément à suivre et saisir les détails primordiaux qui apparaissent fugacement à l’écran.
La musique, enfin, pour le dire en quelques mots, est agaçante, et noie l’histoire dans des ambiances inadéquates, voire superflues. Heureusement, on en fait vite abstraction, tant notamment la performance des acteurs est époustouflante, Karl Markovics, August Diehl et Devid Striesow (respectivement Sorowitsch, Burger et Herzog) en tête.
Le film n’est absolument pas mauvais, non ; au contraire, même, il regorge de nombreuses qualités : le principal problème de Ruzowitsky, pour un sujet de cette envergure, c’est d’avoir voulu trop bien faire, d’avoir voulu trop en faire ; ce qu’il gagne en profondeur, il le perd en assurance.

L'Etrange Histoire de Benjamin Button, David Fincher (2009)

Couvrir un siècle, raconter une vie... Vaste entreprise. A fortiori quand la vie en question est celle de Benjamin Button, le héros de Francis Scott Fitzgerald, qui naît à l'âge de 80 ans pour vivre sa vie à l'envers. Et si Spike Jonze et Ron Howard ne se sont pas sentis à la hauteur, David Fincher, le génial réalisateur de Seven (1996) et Fight Club (1999), relève le défi, pour notre plus grand plaisir. Ainsi, deux ans après Zodiac, Fincher laisse de côté ses thrillers obscurs et tourmentés pour nous croquer, en une fresque grandiose et baroque, l'Etrange Histoire de Benjamin Button.

Cette histoire, en effet, est pour le moins étrange. C'est celle d'un garçon, qui naît en 1918, à La-Nouvelle-Orléans, mais dont le corps porte déjà la flétrissure du temps. Ridé comme les petits vieux qui terminent leur vie dans la maison où, abandonné par son père (sa mère meurt en lui donnant naissance), il passe son enfance, il ne pouvait qu'avoir un destin hors du commun. Et pourtant, son histoire, pareille à celle de chacun de nous, est faite de rencontres, de déceptions, d'expériences, d'amour, de rêves et d'épreuves. Sans sombrer dans le pathétique, mais toujours avec une infinie tendresse, se déroule devant nous le fil d'une vie, le portrait d'un homme, tout simplement, finalement aussi extraordinaire et unique que vous et moi.

Nul doute que ses incursions, en ouverture de sa brillante carrière cinématographique, dans la supervision des effets spéciaux (notamment sur Le Retour du Jedi en 1983 et Indiana Jones et le Temple Maudit ainsi que l'Histoire sans Fin l'année suivante) ont énormément servi à Fincher pour la réalisation de ce film. En effet, impossible en le regardant de ne pas remarquer la virtuosité du travail de l'image. Pour raconter une vie, il est bien sûr indispensable de matérialiser le vieillissement, et dans le cas présent, le rajeunissement. Prouesses techniques (la caméra "Contour" développée par Apple, entre autres) et maestria des maquilleurs permettent d'ailleurs au film injustement négligé lors de la Cérémonie de remporter un Oscar des meilleurs effets spéciaux amplement mérité.

Mais au delà de ces audaces numériques, on ne peut pas manquer, tout simplement, la beauté de l'image. Fincher se place en peintre d'une exceptionnelle fresque visuelle, profondément ancrée dans la réalité. Même si son histoire "tient de la fable" (pour reprendre ses mots), il orchestre une reconstitution extrêmement minutieuse, et un siècle défile devant sa caméra et devant nos yeux. S'inspirant de l'histoire du cinéma (qui est finalement l'histoire du siècle) pour recréer les univers successifs qui rythment le XX° siècle, il veille minutieusement sur chaque vêtement, chaque décor, chaque accessoire, et confère à son film une allure particulièrement authentique.

Cependant, si le réalisme est très présent, il sert finalement de faire-valoir à la "fable" du scénario. L'idée de départ, sur laquelle l'écrivain américain Mark Twain a mis des mots, est simple : "La vie serait bien plus heureuse si nous naissions à 80 ans et que nous approchions graduellement de nos 18 ans.". Mais Fitzgerald, et Fincher après lui, creusent la complexité du problème : cette sentence ne s'applique qu'à un seul personnage, qui rajeunit en regardant les gens qu'il aime se flétrir (et réciproquement). De plus, Twain ne tient pas compte dans sa phrase de ce que devient l'enfance. Ainsi donc, le joli rêve devient une réalité bien plus cruelle qu'il n'y paraît. L'oeuvre devient un tableau intimiste et désuet, photographie sépia qui hésite à "bien" vieillir, sans pour autant tomber dans l'écueil des odeurs de naphtaline, écrin de velours pour une histoire d'amour qui recule pour mieux avancer.

Le film, en effet, questionne les relations humaines, l'amour, la famille, au delà de l'interrogation temporelle qui le hante. En tisserand minutieux, Fincher fait s'entrecroiser ses personnages, comme autant de fils densifiant son récit fantasmagorique. Le montage parallèle du "présent", celui de la vieille dame dans son lit d'hôpital, celui des prémices de l'ouragan Katherina et le "passé", récit lu par sa fille, journal de Button, participe de cette idée (empreinte du pessimisme caractéristique de Fincher sans pour autant tomber dans la sinistre dépression) selon laquelle les gens se croisent, se trouvent, se ratent, se rencontrent, s'oublient...

Conte qui peut prendre des allures moralisatrices de "l'habit ne fait pas le moine", cette Etrange Histoire n'en est pas moins une prenante leçon de cinéma, d'abord, mais aussi une non moins prenante leçon de vie.

Bugsy Malone, Alan Parker (1976)

D'une dizaine d'années l'aîné de la mythique fresque de l'Amérique de la prohibition de Brian De Palma (Les Incorruptibles en 1987), et digne petit frère des Howard Hawks et autres Nicholas Ray qui ont croqué successivement ces Twenties saveur Martini-on-the-rocks, Bugsy Malone s'amuse des fantômes passéistes qui planent depuis toujours sur le cinéma américain. Pendant faussement moderne du western, le film de gangsters est un autre genre fondateur, un pied dans l'Histoire, l'autre dans la fiction la plus débridée.

Le scénario, en quelques mots, n'a rien à envier à ceux des classiques du genre : Fat Sam est un chef de gang, tenancier d'une boîte clandestine où les artistes la tête pleine de rêves côtoient
la racaille de la pire espèce. Celui-ci, dont Dandy Dan a juré la ruine dans le sang, engage Bugsy Malone, dragueur à la manque, fauché et amoureux transi, pour découvrir et dérober l'arme secrète de ce coriace adversaire.

Seulement voilà : la mafia, Parker s'en fiche. Mais l'univers lui plaît, entre petites moustaches élégantes, fusillades spectaculaires et danseuses grimées de plumes, gaines et paillettes. Alors, le futur réalisateur de Fame, The Wall et Evita décide de dérider le genre. Et le film de gangsters devient donc une comédie musicale, portée par des acteurs âgés de douze ans en moyenne, qui s'entretuent à grand renfort de crème pâtissière.

Soutenu merveilleusement par une musique de Paul Williams (le compositeur, un an auparavant, de l'excellente BO de Phantom of the Paradise -de De Palma, les grands esprits se rencontrent...), le film se régale de la jonglerie qu'il installe entre les codes de genres. La mafia flirte avec le music-hall, et le bar de Fat Sam devient le lieu privilégié de ces mises en scène audacieuses, où un petit goût de Broadway plussoie le parfum âcre de Chicago. On pensait la légendaire synchronisation, l'énergie et la dérision de l'âge d'or de la comédie musicale évaporées, dans ces années 70 hantées par les Ken Russel et leurs rondades criardes, mais Parker marche fièrement dans les traces de ses glorieux prédécesseurs.

En mettant son talent dans la direction des mini-acteurs au service de ses ambitions parodiques, il appuie ses partis-pris visuels, en totale adéquation avec les codes du film de gangsters : fidélité de la reconstitution historique, jeux de lumières, de fumée, plans américains et larges en alternance, lieux caractéristiques (la salle de bar, le bureau du boss, les rues de Chicago...), courses poursuites... ; mais aussi de la comédie musicale : inscription des chansons dans le déroulement de l'histoire, unité des danseurs (souvent tous les personnages d'une scène) pour les chorégraphies, mises en scène spectaculaires des moments chantés, compositions symétriques, jeux de contre-plongées...

Et si Parker choisit que toutes les chansons soient interprétées par les enfants en play-back sur des enregistrements d'adultes, cela ne fait finalement que prouver encore plus leur talent d'acteurs (le play-back n'est vraiment pas chose facile...) et l'extraordinaire maîtrise du réalisateur dans sa direction. Il est d'ailleurs fort dommage que si peu de ces enfants-acteurs aient poursuivi leur carrière (Scott "Bugsy Malone" Baio se cantonne aux sitcoms ; Dexter "Baby Face" Fletcher passe de Lynch à Michael Bay en passant par Mann, Mike Leigh et Jon Amiel ; Michael Jackson et Jodie Foster -qui sortait alors à peine du tournage de Taxi Driver de Martin Scorsese, où elle donnait la réplique à Robert De Niro- , eux, inutile de préciser... Tous les autres, en revanche, ont immédiatement mis un terme à leur fraîche carrière.), tant ils témoignaient d'un réel talent et d'un brillant sens de la dérision.

Dérision. C'est là le maître-mot du film. Tant dans la réalisation que le jeu et le scénario, Bugsy Malone est un joyau d'humour, une parodie improbable et burlesque qui n'a pas pris une ride et se regarde avec la nostalgie de la grande époque Hollywoodienne (Parker étant pourtant britannique), mais aussi celle de notre insouciance enfantine, du temps où tout un chacun se prenait pour un grand. La grande force de cette oeuvre-culte, c'est évidemment cette universalité, qui, selon l'expression consacrée "plaira aux petits comme aux grands".

"Rétrospectivement, je pense honnêtement que nous étions fous de tenter cette aventure. Mais à l'époque, il ne nous est jamais venu à l'esprit qu'un concept créatif aussi absurde ne fonctionnerait pas." déclare aujourd'hui Parker. Comme quoi, heureusement qu'il y a des fous.

dimanche 19 avril 2009

BRONCO BILLY, Clint Eastwood (1980)

Etrange, étrange film que voilà dans la carrière du célèbre réalisateur, particulièrement loin de tout ce qu’il a pu diriger, avant comme après… Ici, pas de héros mystérieux, pas de cow-boy solitaire, de flic aux méthodes expéditives, de journaliste en quête insatiable de vérité ; mais un homme qui joue aux héros mystérieux, qui joue aux cow-boys dans la troupe de cirque ambulant qu’il s’est créé. Clint Eastwood semble avoir voulu se faire énormément plaisir avec ce film, dans lequel il interprète Bronco Billy, le tireur le plus rapide de l’Ouest, un artiste saltimbanque au grand cœur qui tente tant bien que mal d’assurer la pérennité de son chapiteau, de subvenir aux besoins de ses bras cassés de compères. Un film haut en couleur, donc, où les décors, les lumières, les personnages de ce flamboyant chapiteau semblent tout droit sortis d’un rêve d’enfant. Son rêve d’enfant : lorsqu’on lui demande, le réalisateur cite toujours ce film comme l’un de ses favoris.
C’est un peu l’histoire qu’on aurait tous plus ou moins aimé connaître, au fond : un jour, quitter sa vie, son travail, et se lancer dans une entreprise chargée de donner ni plus ni moins du rêve à ceux qui en veulent, ou à ceux qui en manquent ; vivre en compagnie de chevaux, de serpents, d’un manchot et d’Indiens ; sur la route, rencontrer une riche et jolie héritière, d’abord têtue, mais qui va peu à peu se délier de ses chaînes et devenir la compagne d’armes qu’on a tous déjà cherché, la personne qui partage nos passions et qui nous aide à devenir meilleur, à approcher ce que l’on aimerait réellement être. Eastwood livre ici un film déroutant, parce qu’il peut sembler très personnel, au premier abord ; mais son propos principal, « N’oubliez jamais de rêver ; et faîtes ce que vous avez envie de faire », semble aussi bien s’adresser à l’héroïne du film, lorsque l’Indienne Petite Souris lui fait la morale, qu’à tous les spectateurs, qui, en vieillissant, auraient eu tendance à l’oublier. Lorsque l’on voit Clint Eastwood accomplir quelques-unes de ses acrobaties à l’écran (il n’a été que partiellement doublé), on peut sentir à quel point il est juste heureux d’accomplir l’un de ses vieux rêves d’enfants, mais aussi à quel point il tient à le faire partager.
Ce film s’apparente aussi à un hommage léger à cette Amérique profonde, loin des projecteurs hollywoodiens, celle qui fut le berceau du réalisateur, celle qui lui a apporté tous ses fantasmes, qui l’a poussé à devenir ce qu’il est aujourd’hui, celui qui joue les cow-boys. On assiste à une espèce de mise en abyme, lorsque le personnage qu’il interprète avoue que son rêve d’enfant était de recréer pour lui-même ce monde révolu du Far West, « ce temps où cow-boys et Indiens n’appartenaient pas à l’histoire » ; ce qui a fait connaître Clint Eastwood, rappelons-le, ce sont bien ces personnages de cow-boy solitaire qu’il a tant de fois interprété.
Déclaration d’amour simplette à cet univers onirique qu’on a tous en nous, donc ; celui du paysage de notre jeunesse, où se mêlent les histoires que nous contaient nos parents ou que l’on voyait au cinéma, à nos envies de vivre éternellement comme de grands enfants, insouciants, faisant rire et trembler de nouvelles personnes chaque soir. Certes, le scénario n’a rien d’exceptionnel, fleure bon le déjà-vu (le cirque qui connaît des difficultés financières, un classique du genre), et la manière d’introduire l’actrice principale (Sondra Locke, sa compagne de l'époque), riche héritière trahie par son mari le lendemain de son mariage, sonne terriblement faux ; mais on voit vite combien ça n’a aucune importance pour le réalisateur ; combien celui-ci n’a qu’un but principal, nous emporter avec lui dans ses rêves, ses souvenirs, et nous faire partager ce bon moment dans un conte qui se moque de la vraisemblance (on retrouvera une version plus adroite de cette ambiance onirique dans Minuit dans le Jardin du Bien et du Mal, où le meurtre n’hésite pas une seule seconde à se mêler aux chiens invisibles, aux comtesses travesties et aux sorcières).
Il ne faut pas voir plus loin que cela dans Bronco Billy : ici, Eastwood est juste à la recherche de ce qui pourrait nous redonner nos yeux d’enfants, nous redonner envie de croire à l’impossible, nous faire rire (la scène finale est à ce propos un formidable pied-de-nez au Rêve Américain) et nous émouvoir. Très vite, l’univers du cirque prend part au monde réel, au monde tangible, celui au-dehors du chapiteau, que les héros tentent d’oublier ; et lorsqu’arrive le gros shérif pour faire le sermon à Bronco Billy, eh bien on se surprend à remplacer le terrain vague dans lequel ils se trouvent par une ville, dans le désert, et on attend que Billy sorte ses pistolets en plastique et qu’il inflige une correction à cet homme, qui s’apparente plus à un bandit qu’à un shérif de bourgade, et qui ose vouloir nous priver de nos illusions, de notre désir de vivre comme des enfants. Bronco Billy est le symbole de cette innocence que l’on aimerait garder le plus longtemps possible ; en cela, il est une réussite.

vendredi 17 avril 2009

PALE RIDER, Clint Eastwood (1985)

Critique à chaud de l’un des nombreux westerns réalisés par le cavalier solitaire.
Quelque part, dans un coin reculé de l’Amérique au temps de la Conquête de l’Ouest, un groupe de chercheurs d’ors tente tant bien que mal de survivre face à un filon maigre et aux harcèlements de plus en plus virulents de la compagnie extractrice voisine, qui veut s’approprier l’ensemble des terres de la région. Arrive un jour un cavalier solitaire qui va tenter de leur venir en aide…
Derrière ce scénario très classique se cache le jeune réalisateur Eastwood, encore sous l’influence nettement palpable de ses deux grands maîtres et amis Sergio Leone (qu’il serait inutile de présenter) et Don Siegel, le créateur de la célèbre franchise Inspecteur Harry. Bien qu’il ne soit pas à son premier coup d’essai (nous avons bien là affaire à son douzième film), il nous livre un western très classique, encore aux prises avec son personnage qui l’a rendu si célèbre, ce héros mystérieux, difficile à cerner (rappelons-le, il a pendant très longtemps été qualifié par les critiques de fasciste), au passé houleux, qui ne demande rien à personne mais qui agit selon son propre code moral ; une figure qu’il se plaît allègrement à démonter en tous points dans son excellent dernier film, Gran Torino. Clint Eastwood cherche ici encore son style entre les grandes influences qui ont forgé sa carrière cinématographique : dans Pale Rider, il est toujours très facile de discerner le bien du mal, le bon du mauvais ; et, paradoxalement, sous la part d’ombre que cache le héros se reflète en vérité un monde extrêmement manichéen, où le chef de la compagnie n’est qu’un terreau à vices, sans scrupules, rapace, voleur, violeur même, face à un groupe d’hommes honnêtes, profondément humains (ils aiment boire, ont des sentiments), victimes de l’appât du gain de leurs voisins. Et le héros, entre les deux, arrive et prend évidemment parti pour le bien, concourant à son triomphe final. Mais, paradoxalement encore, c’est à partir de ce monde extrêmement bien défini qu’Eastwood va définir des thèmes qui lui seront extrêmement chers pour le reste de son œuvre.
La religion, ainsi, occupe une place déjà prépondérante dans cette œuvre : les références bibliques sont multiples, les prières abondent, les personnages même lisent des passages de la Bible ; mieux encore : le héros qu’incarne Eastwood est un pasteur, et tout le long de l’histoire le scénario, le montage veillent à appuyer l’idée que sa présence est miraculée (le personnage, sur un cheval blanc, surgit de nulle part, au moment même où l’une des villageoises prie qu’un miracle vienne les sauver ; le personnage, encore, vu en contre-plongée, avec un ciel tourmenté derrière lui). Cela peut paraître un peu ‘lourdingue’, mais tout vise à servir cet autre thème qu’est la rédemption du héros et que le réalisateur-acteur déclinera quasi-systématiquement dans les autres films qui suivront celui-ci.
Bien qu’elle ne se dessinera jamais complètement, apparaît ici en effet cette facette du héros, qui a fait le mal dans sa vie, qui en porte toujours les stigmates, morales ou physiques, et qui cherche à en obtenir le pardon. Ainsi se définit sa conduite, par deux lois fondamentales : celle de la religion, la loi céleste (le héros est un prêtre), et celle des hommes, la loi du plus fort, qui conduit à prendre les armes pour venir en aide aux opprimés, sans jamais les inciter à devenir oppresseurs (quand vient le moment, le héros n’hésite pas à ressortir ses armes et à se battre). Ce thème précis, celui de l’homme qui a appris à devenir honnête, parce que c’est le seul moyen d’obtenir le salut, sera très amèrement retranscrit dans Impitoyable, l’excellent western qu’il réalisera en 1992 et qui est la preuve tangible de la formidable maturité et de l’esprit pessimiste et critique qu’aura acquis le réalisateur au cours de son existence.
Cette idée du repentir, tout comme celle du héros qui semble voguer entre le bien et le mal, est appuyée par un très intéressant jeu de lumières, de clair-obscur, où la face du héros n’apparaît que partiellement, et dont le profil éclairé semble décharné, rongé par les ans, par une souffrance intérieure (voir la scène avec Carrie Snodgress, Sarah dans le film, tout bonnement magnifique), qui n’est pas sans rappeler le Jean-Baptiste de De Vinci, dont le visage malicieux et contrasté incite à se tourner vers le crucifix, qu’il tient avec légèreté dans la main. C’est un peu cela, dans un sens, qui a forgé le mythe Eastwood actuel : un personnage, ordinaire et trouble, un peu comme nous tous dans une certaine mesure, qui sublime nos peurs et nos haines pour nous guider vers la sagesse (actuel, précisons bien : Dirty Harry n’a jamais vraiment été un modèle de bonne conduite). Là encore, un rapprochement avec Gran Torino est facile.
Autre thème également présent, qui est mineur mais qui le sera toujours dans sa carrière, c’est celui des amours impossibles, fugaces, personnifié ici par les deux femmes du film, une mère et sa fille, toutes deux éprises de ce cavalier solitaire venu leur redonner espoir en une vie qui leur semblait maladroite, incomplète. Difficile dans le cas présent de ne pas penser à Sur la route de Madison et à sa romance éphémère entre M. Eastwood et Meryl Streep. Il ne faut cependant pas se méprendre sur ce point -ce thème des femmes qui, le mari parti, se jettent sur le premier venu parce qu’il a sa part de mystère, et donc qu’il cache derrière lui une vie pleine d’aventures-, qui au premier abord pourrait paraître un peu misogyne : Clint Eastwood a toujours eu un profond respect pour les femmes, dont l’influence n’est jamais très loin des héros principaux (l’épouse décédée d’Impitoyable, l’ex-épouse au bord de la crise de nerfs de Jugé Coupable, les épouses dans Mystic River, ou encore la jeune voisine de Gran Torino), lorsqu’elles ne sont pas elles-mêmes héroïnes (L’Echange, bien évidemment).
Malgré son classicisme efficace et cette recherche d’affirmation de soi remarquable, tout n’est pas parfait dans Pale Rider. Le rythme, principalement, pose problème. Tout se passe très lentement, trop lentement, au risque de donner l’impression qu’il ne se passe rien : dès lors, quand viennent les moments d’action, inévitables dans ce genre de cinéma, ces derniers semblent particulièrement bâclés, expédiés à la va-vite, et c’est une désagréable impression d’autant plus marquante lorsqu’arrive la fin, qui sonne faux, tristement creuse.
Cette fin apporte également son lot de personnages (sept, pour être précis) qui ne sont pas sans poser de problèmes : dès leur apparition, tout concourt à nous faire penser qu’ils sont liés avec le narrateur ; état de fait largement confirmé par sous-entendus par la suite. Malheureusement, on n’en saura jamais plus que ce que nous donnent ces sous-entendus : c’est certainement un parti pris, visant à maintenir le mystère primordial autour du personnage, mais à l’écoute de certaines répliques, ce parti pris apparaît comme bancal. C’est l’une des faiblesses majeures du film, qui apporte beaucoup de questions pour ne donner, au final, que très peu de réponses : le cavalier solitaire était-il vraiment pasteur ? Qu’a-t-il fait avec ces sept personnages ? Dans ce souci de mystère, qui peut paraître inutile, Impitoyable est largement mieux réussi, distillant informations, les vraies comme les fausses, avec une finesse remarquable ; mais Pale Rider reste néanmoins un très bon divertissement. Un film à voir, donc, pour qui veut approcher l’étendue des préoccupations morales et artistiques du réalisateur. Et il ne faut pas se méprendre : Clint Eastwood est un virulent antimilitariste.

samedi 28 mars 2009

Last Chance for Love, Joel Hopkins (2009)

Impossible de concevoir -a fortiori le même jour- la sortie en salles de deux films avec "Harvey" dans le nom. Surtout quand l'un est le très attendu Harvey Milk de Gus Van Sant, avec Sean Penn en rôle titre. Et comme même Dustin Hoffman et Emma Thompson ne pouvaient réussir à lutter médiatiquement contre la déferlante Milk, les français se sont amusés une nouvelle fois à massacrer un titre original (Last Chance Harvey, assez banal comme ça, mais qui prend son sens devant le film) pour afficher fièrement sur les devantures de (trop peu de) cinéma un Last Chance for Love, aux allures franchement cucul-mièvres au premier abord.

La critique, ne se laissant pas abattre (et leurs papiers sur le sieur Milk étant rédigés depuis looooooongtemps), décide de faire honneur à ces grands du cinéma et se pointe dans la salle. Et surprise, le mercredi 4 mars au matin, nombreux sont les journaux, de tous horizons (et pas que les féminins, quoi qu'on en dise !), à affirmer ce titre écoeurant de mièvrerie comme "film de la semaine". Parce qu'en effet, c'est inattendu. Milk, nul doute que c'est un chef d'oeuvre. Celui-ci, apparemment, surprend.

Et, oui, Last Chance for Love surprend. Très agréablement. Ce n'est pas un grand film, on ne lui attend pas d'avenir glorieux et il ne laissera sans doute pas une inébranlable empreinte dans l'Histoire du Septième Art, mais voilà, il est au cinéma ce que la barbapapa est à la gastronomie. Il est léger, sucré, il n'a l'air de rien mais il est très fin, et même quand il colle aux doigts c'est un vrai plaisir. Bref, ça se mange sans faim.

Soyons francs, c'est plutôt très cliché. Mais ça nous rappelle que les grosses ficelles de l'histoire ne retirent pas du tout la finesse d'un film. Quelque part, au contraire, ne pas avoir à s'encombrer la tête pour savoir comment mener une intrigue, de façon claire et précise, mais avec suspense, maintenir la tension dramatique, sans trop en faire, et blablabla thrilleresque en tout genre, permet à Joel Hopkins de glisser dans son film des clins d'oeil, une poignée de plans superbement composés (notamment avec des jeux de reflets) au milieu d'une réalisation simple mais efficace assez caractéristique du genre (ah, les montages parallèles, c'est simplissime, mais ça fait toujours son effet !), de l'humour, des dialogues savoureux...

Et surtout, ça permet de profiter pleinement d'un Dustin Hoffman et d'une Emma Thompson remarquables de justesse. Ne nous voilons pas la face, ce sont eux portent tout le film, et font ça comme des enfants portent un oisillon un peu bancal : avec une infinie tendresse et un plaisir non dissimulé, qui rendent le tableau encore plus touchant. Et une galerie de personnages hauts en couleurs accompagne la jolie tête d'affiche de cette tranche de vie (soulignons par exemple la présence de Katy Baker, qui de nymphomane à crin rouge "maîtresse" du quartier pastel et ripoliné que Tim Burton a crée pour son Edward aux mains d'argent, devient ici l'ex-femme cynique de Hoffman, remarié à un grand dadet un peu trop parfait, ainsi que le personnage aussi classique que jouissif de la mère névrosée, ici Eileen Atkins, déjà vue chez Robert Altman et Anthony Minghella, qui appelle sans arrêt sa fille et observe secrètement son étrange voisin polonais).

Cependant, et c'est à mon goût une des grandes forces du film, à aucun moment on n'essaie de nous faire croire que des histoires comme ça, ça arrive tous les jours, que c'est la vraie vie, et que vous aussi, en sortant du cinéma, vous allez rencontrer l'amour parce que c'est votre destin. Au contraire, Last Chance for Love s'affirme comme un film, un pur Film, qui s'amuse de ces grosses ficelles stylistiques (bien connues également de Richard Curtis, maître incontesté du genre, et qui avait d'ailleurs déjà dirigée Emma Thompson dans son Love Actually, véritable manifeste de la comédie romantique à l'anglaise) pour un moment de cinéma, simple, jouissif et régressif. On regarde, on s'amuse, on rêve, et même si quelque part, on aimerait que la vraie vie ressemble à ça, on s'ouvre, comme si finalement, c'était encore plus beau que ça arrive à quelqu'un d'autre, et qu'on soit simplement témoin de ces moments magiques, juste avant la routine... Inévitable en vraie, mais bannie des films de genre.

A bien y réfléchir, c'est un peu plus qu'une comédie romantique. C'est une déclaration d'amour. Une déclaration d'amour d'Harvey pour Kate, d'abord, mais aussi tout simplement une déclaration d'amour pour des lieux, des gens, des familles, des personnages, des acteurs, des univers, des couleurs, des émotions... Une déclaration d'amour au cinéma, et une déclaration d'amour à la vie. Et sans mièvrerie, please (un seul baiser entre Hoffman et Thompson dans tout le film ! Je dis oui !).

Et en plus personne ne meure, ça change agréablement.

mardi 24 mars 2009

La Vague, Dennis Gansel (2009)

Inutile de nier : on s'est tous déjà dit, en regardant autour de nous "celui-là, il est trop gros", "celle-là, elle est trop blonde", "j'aime pas les hippies", voire pour les moins tolérants "j'aime pas les juifs, les musulmans, les homos... (biffer les mentions inutiles)". Le principe de la Vague est simple : tant que vous arrivez à rentrer dans une chemise blanche, vous pouvez en être. Une certaine idée de la solidarité, qui prend pied dans un lycée allemand (notons toutefois que le fait-divers initial, ainsi que l'adaptation littéraire qui en fut faite et sert de base au scénario du film, se tenait dans un lycée américain... Vérité comme adaptation ne sont pas dénués d'intérêt.) tout ce qu'il y a de plus ordinaire, au cours d'une semaine thématique autour des principales idéologies politiques. Autocratie, donc. Autocratie instituée plus ou moins involontairement par un sympathique professeur d'éducation physique plein de bonnes intentions, et qui finira par vaincre son propre concept, puisque l'autocrate, d'abord enivré par son nouveau pouvoir, perdra le contrôle de sa création.

Le fait divers a toujours eu cette saveur particulière, trop réel pour être un rêve, mais trop fictif pour appartenir à la réalité. Rien d'étonnant à ce que les cinéastes aient fréquemment envie de faire leur petite cuisine autour. Mais batifoler avec le vrai-de-vrai, c'est toujours prendre le risque de mettre trop de "piment", pour continuer sur cette belle métaphore. Et soyons objectifs, on ne peut pas dire que Dennis Gansel ait eu la main légère. Mais soyons toujours objectifs : ça marche, la sauce prend plutôt bien.

Certes, le film, parfois, agace. Une fin plus que prévisible, déjà, et, plus pragmatique, une caméra qui vibre (pas assez pour être un parti-pris, mais suffisamment pour coller la migraine), une musique trop présente (et souvent très forte), quelques scènes plates, insipides et inutiles, des plans un peu sommaires, des tentatives de montage un peu prétentieuses (je ne me suis toujours pas remise de la nausée que m'a collé le générique, ni du fou-rire de la séquence au ralenti) et une évidente indigestion du réalisateur de la fadeur de sa propre enfance, tant il fantasme autour du cliché adolescent déjà bien martelé par le cinéma actuel...

Mais à côté de ça, l'histoire est rondement menée, les acteurs sont (dans l'ensemble) assez efficaces, la plastique est plutôt agréable et l'ensemble est divertissant sans être bête. Mention spéciale aux plans des gens en uniformes, notamment (bien sûr...) dans la scène de l'amphithéâtre (c'est d'ailleurs une des affiches, si je ne m'abuse), qui transmettent intensément le sentiment d'unité. Pour un peu, ça ferait rêver, tiens.

Et aucun doute, le réalisateur, lui, ça le fait rêver. Impossible de ne pas se rendre compte de l'infinie tendresse, l'inébranlable admiration avec laquelle il traite son sujet. Peut-être trop, parfois, et la scène de la soirée au bord du lac prend un goût de German History X (version édulcoré du brillant original de Tony Kaye) qui n'a pas vraiment de réalité (et si la "masse" est présente, on n'y retrouve pas l'unité visuelle de l'uniforme, qui donne pourtant toute sa force et sa "matérialité" à cette Vague). Cependant, ce regard à la limite de la candeur adolescente n'en reste pas moins assez vitriolé, quoi qu'on pourrait l'attendre plus incisif.

"Pourrait-il y avoir une nouvelle dictature en Allemagne ?". Dennis Gansel fait ainsi résumer son propos à son protagoniste Rainer Wenger, mais (en bons chauvins que nous sommes), nous pourrions tout autant élargir la question : pourrait-il y avoir une nouvelle dictature, là, quelque part dans tous nos jolis pays héritiers victorieux de la fin du Troisième Reich et du totalitarisme soviétique (c'est bel et bien aux Etats-Unis qu'a eu lieu le fait divers !) ? La question mérite d'être posée, et le film prouve comme une piqûre de rappel à ceux qui étaient passés à côté du fait-divers et du roman que la réponse mérite tout de même d'être donnée.

lundi 26 janvier 2009

L'Echange, Clint Eastwood (2008)

Plongée progressive d'une ville à une maison, d'un élégant noir et blanc à un univers de couleurs feutrées. En un simple travelling, une apparemment insignifiante trentaine de secondes, Eastwood, déjà, nous dit tout de cet Echange : le passé, contemplé en temps que spectateur, mais une volonté d'immersion totale, de nous montrer les choses comme tout un chacun aurait pu les voir à l'époque, et quelque part, dans cette descente lente et d'une précision chirurgicale jusqu'au premier plan sur l'héroïne, il nous parle déjà de l'écrasante fatalité qui va littéralement s'abattre sur cette jeune mère.


L'histoire, en effet, s'inspire d'un fait divers réel. Il s'agit donc de la disparition d'un petit garçon de neuf ans, dans le Los Angeles de l'entre-deux guerres (j'insiste, ce n'est pas anodin, nous sommes dans l'Amérique puritaine et isolationniste, et Eastwood ne l'oublie pas). Mais lorsque la police retrouve cinq mois plus tard un enfant qui prétend être Walter Collins, le petit disparu, sa mère ne le reconnait pas et décide de tout faire pour retrouver son véritable fils. Résumé ainsi, le scénario peut paraître simpliste et prévisible. Mais l' objectif du réalisateur n'est pas vraiment ici de filmer une aventure inattendue, fraîche et riche en rebondissements. Et si le résultat est globalement sans grande surprise, le réquisitoire tient parfaitement la route, et la critique fulminante du mensonge, de la corruption et des abus de pouvoir des autorités est toujours d'actualité, et ne se limite pas aux Etats-Unis... (Notons au passage l'action du Révérend Briegleb -John Malkovich-, qui n'a en revanche pas vraiment la même valeur pour le public américain que chez nous. A replacer dans le contexte religieux US, donc, avant de s'en servir pour critiquer le film.)

Eastwood retrouve ici certains de ses thèmes de prédilection, la dislocation familiale et la disparition, la vengeance, l'enfance brisée (qui ne sont pas sans rappeler le brillant Mystic River, de cinq ans son aîné) mais aussi le sexisme et même la peine de mort (autour de laquelle il s'interroge régulièrement depuis La Sanction en 1975). Ce film, donc, s'il contraste fortement avec les deux précédentes fresques historiques (Lettres d'Iwo Jima et Mémoires de nos Pères), n'en demeure pas moins fortement liée à l'oeuvre du réalisateur.

Difficile, en revanche, de parler de l'Echange sans mentionner quel OVNI il est dans la filmographie d'Angelina Jolie. En effet, jamais l'actrice ne s'était montrée aussi bouleversante et aussi juste. Donc, non contente d'ajouter à son palmarès (car l'inconscient collectif a plutôt tendance à être marqué par Lara Croft et autre Mrs. Smith...) un nouveau réalisateur culte, qui rejoint donc Robert De Niro (Raisons d'Etat), Oliver Stone (Alexandre, certes, mais néanmoins, il faut être objectif, elle compte tout de même un film du réalisateur de Platoon à son tableau de chasse !), et Robert Zemeckis (La Légende de Beowulf -oui, hein, comme quoi un nom ne fait pas tout-), elle confirme qu'au delà de sa plastique corporelle et de la paire de lèvres que lui envie plus d'un quart des femmes de la planète, elle a de grandes capacités de jeu, et une formidable sensibilité qui ne demande qu'à s'épancher loin des couvertures de Public(c). Mais je vous l'accorde, Une Vie Volée (James Mangold, 2000) nous avait déjà mis le doute.

Enfin, il est inévitable lorsqu'on parle de l'Echange (et de Clint Eastwood plus généralement) d'évoquer la qualité de la photo du film. Parce que la caméra capture avec brio son sujet, suggestive, et ne tombe jamais dans l'intrusion, risque à prendre lorsqu'on choisit de se fixer tout particulièrement sur UN personnage. Et parce que l'image en elle-même évolue avec le film, soulignant l'émotion des personnages et sublimant celle des spectateurs. Ainsi, la scène où Mrs. Collins/Jolie rentre dans sa maison vide est d'une noirceur oppressante, percée çà et là de spectrales raies de lumière, l'exécution (je n'en dirais pas plus, inutile de me torturer) est d'un blanc cruel, froid et chirurgical mais n'en représente pas moins l'innocence disparue...

Eastwood, donc, du haut de ses 78 ans, ne perd rien de son génie, et signe pour notre plus grand plaisir un film simple, certes, mais efficace, noir et émouvant, un réquisitoire désarmant teinté d'un optimiste assez cruel, qui outre et qui émerveille. Et non content de témoigner de sa fabuleuse expérience (et son incommensurable amour !) du cinéma, l'un des plus talentueux et prolifiques réalisateurs de sa génération ne manque pas de nous rappeler ce qui paraît évident mais qu'on oublie un peu trop. Au final, lui, elle, eux, nous... Nous ne sommes que des humains.

samedi 10 janvier 2009

La formidable évolution du point-virgule dans l'histoire mouvementée de l'imprimerie, Frank Miller (2008)


C'est une totale surprise que Frank Miller nous réservait cette année en nous affichant (enfin !) sa première production cinématographique en solo, libre (libéré ?) enfin de toutes les influences néfastes que lui prodiguaient ses pseudo-compères R. Rodriguez et Q. Tarantino. Enfin, dis-je, Miller est libre comme un électron et compte bien profiter de sa sortie des grilles. Et le résultat est surprenant ! S'affranchissant de tous codes, de toutes contraintes si ce n'est celles, évidentes, sublimes, de rendre hommage à ses pères, de faire revivre les plus grandes heures de l'expressionnisme allemand en y apportant une nouvelle touche graphique résolument moderne, génialement licencieuse, lourde de sens pour qui est ouvert à sa démarche artistique qui sort des sentiers battus, le réalisateur se charge avec brio de satisfaire l'attente des spectateurs tels qu'il les conçoit, de leur offrir ce qu'ils attendent, nous tous ses spectateurs dévoués de la première heure. Tout ce que nous attendions de son travail y est : un long-métrage prenant, intellectuel, pour qui la psyché des personnages est telle une ombre lumineuse à la dimension esthétique, mise en valeur sans pour autant être négligée ni primée à outrance. Et j'ai pu sentir, palper de mes doigts fébriles la joie qui a envahi la salle lorsqu'est apparu à l'écran Alde l'Ancien (sublimement interprété), génial imprimeur italien, lorsqu'ont enfin commencé ses pérégrinations dans les quartiers sombres Vénitiens, ses amours et ses détracteurs, la touche de l'auteur toujours derrière lui à rappeler son rôle nécessaire dans la littérature mondiale sans jamais même se répéter. Et quand Miller, maître des poupées, marionnettiste fou, prend l'initiative de parsemer son oeuvre de quelques piques, sympathiques traits d'esprit qui ne peuvent que nous dérider et nous extirper un instant seulement de la fascination dans laquelle il nous avait plongés, nous ne pouvons que le louer vivement et acclamer son oeuvre comme l'une des plus grandes de l'année.
Telle est la critique que nous aurions tous pu lire si Frank Miller s'était attelé à nous conter l'histoire de la ponctuation moderne occidentale, en lieu et place d'un hommage à l'un de ses comics favoris, The Spirit, film de grand enfant qui laisse à penser que finalement, on finit tous un peu par vieillir mal.
The Spirit, c'est d'abord une histoire sortie du cerveau du fantastique Will Eisner, l'un des grands pionniers du comic américain, dont le personnage principal, Le Spirit, est un super-héros middle-class revenu d'entre les morts pour combattre le crime avec un feutre mou sur la tête. L'influence que la série a eu sur l'univers de la bande dessinée est immense, et c'est donc sans étonnement qu'on pouvait s'attendre à ce qu'un jour quelqu'un en fasse un hommage à sa manière ; et c'est limite sans surprise que la tâche a été confiée à Frank Miller, ou plutôt que Frank Miller s'en est approprié la tâche, lui qui a été l'ami intime de Will Eisner (décédé en 2005) pendant de longues années.
Evidemment, après Sin City le film, on ne pouvait que s'attendre (voire craindre, pour les fans les plus acharnés) à ce que The Spirit devienne un héros sombre, tourmenté, qui doute de lui-même dans une ville perdue par le vice et plongée dans une obscurité visuelle comme psychologique tout à fait permanente. Et c'est exactement le cas ; avec Miller, Le Spirit atterrit de plein fouet dans l'univers graphique de Sin City : noir et blanc complet, touches de couleur qui explosent la mise en valeurs des détails essentiels. Jusque là, tout va bien : c'est une réinterprétation comme une autre et elle peut donner lieu à des résultats fort intéressants ; mais boum, dommage, ce n'est pas le cas.
D'emblée, on est frappé par ce qui sonne comme une évidence : Miller veut faire du Miller (non, pas Arthur) (ni Henry) (Henry Miller, je parle, pas Henry Kissinger, secrétaire d'Etat républicain sous Richard Nixon, mais nous nous éloignons du sujet, quoiqu’il est indéniable que Frank Miller possède un certain air de ressemblance avec le président américain. Cependant, de là à dire qu’il va mettre fin à la guerre du Viêt-Nam et qu’il occupe ses week-ends à cacher des micros dans des chambres d’hôtel, il n’y a qu’un pas qu’il serait dangereux de franchir. Non, je ne pense pas que le physique de l’individu soit une composante essentielle voire nécessaire de la question ; malgré son physique assez disgracieux quoique tout à fait respectable, Arthur Miller a été l’un des plus grands dramaturges américains, dénonciateur fin et vigoureux des valeurs capitalistes contemporaines. Des pièces telles que The Crucible ou Death of a Salesman ont profondément marqué et ce de manière irréversible l’univers théâtral actuel et ont acquis un statut mythique tout à fait mérité) ; on sent qu’il ne s’est pas tout à fait remis du succès mérité de Sin City : après tout, si ça a marché une fois, ça marchera bien la deuxième. Sauf que le style appliqué à Sin City, disons par là le noir et blanc brutal avec quelques détails en surimpression colorée, perd tout à fait de son charme, en y perdant tout à fait son sens : là où justement chaque détail coloré dans Sin City cherchait à mettre en valeur un indice important, un point, une particule sordide qui pouvait résumer à elle seule le propos de l’histoire (le sang jaune pour That Yellow Bastard, le sang rouge et les sirènes de police pour The Hard Goodbye), tout cet aspect est réduit à des formalités purement esthétiques dans The Spirit : le meilleur exemple en est la cravate rouge du héros, tout juste prétexte à quelques blagues pendant le film ; pire encore, il attrape la manie de mettre en ombre inversée des chatons – ne m’en demandez pas l’intérêt, il n’y en a aucun. C’est bien simple, les meilleurs moments du film font partie de ceux où il ose s’affranchir d’une telle règle : le repère du méchant en tête (LE meilleur moment du film), où tout est coloré dans un rouge nazi éclatant. Et c’est fort dommage, tant les premières images qu’il nous avait été donné l’occasion de voir avec le premier teaser diffusé sur le net (mais si, l’enfilage de cravate, puis la course sur les toits sur fond d’Ennio Morriccone !) laissaient penser que The Spirit suivrait à grands pas la lignée de son prédécesseur ; au final, ces images alléchantes ne font plus que pâle figure d’hommage au film de Rodriguez.
A la rigueur, si cette esthétique était bêtement impeccable, on aurait pu ne pas trop lui en vouloir et apprécier le reste (une sorte de version allégée du concept de The Fountain de Darren Aronofsky, film fait pour être un beau film – et c’est réussi ) ; mais force est de constater que même le reste n’arrive pas à suivre. C’est joli, mais diablemort, c’est mal filmé la majeure partie du temps : Miller tente de varier les plans, mais c’est généralement mal cadré, et ça n’apporte pas grand-chose, sinon à faire perdre de leur (maigre) superbe aux personnages. Le repère du méchant étant encore une fois une exception à la chose, une scène où le Frank s’est vraiment appliqué pour nous faire quelque chose de court mais de purement jouissif, multipliant les prises de vue ingénieuses et insolites pour un résultat franchement drôle et appréciable.
Ajoutons à cela une méconnaissance totale du rythme, qui était l’un des points majeurs de Sin City (on y revient toujours, mais c'est impossible de faire autrement), où instants de pause et scènes de pure testostérone étaient parfaitement dosées. Ici, étrangement pour le genre, les scènes de courses-poursuites, de bagarres, sont presque laissées de côté, un peu négligées, là où nous étions en droit d'attendre l'inverse ; on a tout le long du film l'impression gênante que le héros ne remplit pas son rôle – plus enclin à parler de ses projets (son projet, tristement et ridiculement répété un nombre incalculable de fois, comme si nous étions une bande d'imbéciles qui oubliaient dès que ça n'était plus à l'écran) qu'à les accomplir. Alors que dans la bande dessinée, il casse la tête à un nombre colossal de brigands (et de félons), on peut résumer le nombre de fâcheux qui se mettent plus ou moins en travers de sa route à trois : un groupe de deux pickpockets sans importance, au début, un groupe de trois malfrats aussi peu utiles à l'histoire vers le milieu, et enfin les altercations très nombreuses et à la qualité très variable avec LE bad guy (mauvais garçon) du film, Octopus, afro-américain un peu fantasque dont on ne sait au final pas grand-chose (la raison de la haine que lui voue Le Spirit est tout juste évoquée en trois mots allusifs, au détour d'une phrase). Sur le même principe, alors que Le Spirit de la bay-day est un tombeur de femmes, et la bande-annonce mettait fortement en valeur cet aspect de l'histoire, le film s'avère très concis sur le sujet, absolument pas développé, le montrant tout juste sortir de beaux mots à deux ou trois des six ou sept qui se montrent plus ou moins furtivement à l'écran (on aurait aimé s'attendre à en voir 300 – ou un million !, AHAHAH).
On peut imputer toutes ces maigreurs à la faiblesse du scénario, monumentale : que se passe-t-il ? Un homme masqué qui veut protéger une ville qu’il aime exprime son désir obsessionnel d’en finir avec un gros méchant ; mais une de ses anciennes conquêtes refait surface. Cette dernière partie n’a, au bas mot, aucun intérêt, sinon de mettre en valeur la sensuelle Eva Mendès et d’exposer le goût prononcé de son personnage pour ce qui brille, et de lancer dès le début un quiproquo invraisemblable, jamais expliqué et prétexte à rallonger la feuille du synopsis qui déjà ne devait pas être lourde. Il semblerait que, sinon, Frank Miller ait ce problème de débutant qu’est celui d’oublier en cours de route des détails importants de l’histoire, en supposant que vu qu’il a lui-même travaillé sur l’histoire et que ça lui semble tout à fait clair, le public comprendra facilement. Cela expliquerait le fait que sa passion pour les femmes ne soit pas développée, que les origines du Spirit soient évoquées presqu’à la fin. Quoiqu’il en soit, tout ce qui au final semblait important, nécessaire, est ce qui est laissé de côté.
En lieu et place, on se retrouve avec deux choses, inextricablement liées l’une à l’autre : les dialogues, l’humour potache. Pour donner une explication à la qualité des dialogues de The Spirit, je ne vois que deux solutions : a) Le dialoguiste est un veau marengo ; b) Le dialoguiste n’est pas un veau marengo et dans ce cas il ferait bien de songer à se reconvertir dans le point de croix. Les échanges qu’on se farde pendant les quatre-vingt-dix interminables minutes qui constituent le film ne sont que l’expression d’un vide intersidéral, un best-of condensé des plus grands dialogues de série Z qui font passer Tarantino pour un Shakespeare contemporain. Ca parle comme des super-héros, c’est héroïque à souhait, bien peu soucieux de la dignité présupposée des personnages, ça fait des clins d’œil à l’écran, etc, etc, de quoi donner un formidable rhume des foins. Le pire étant certainement lorsque les échanges verbaux se tournent vers la rigolade superbe ; les joutes verbales ont beau faire de réels efforts, on se demande tristement ce qu’on fait là, si le vrai film n’était pas en fait dans la salle d’à côté.
Et, comble de la maladresse exponentielle (il y a des gens qui n’ont vraiment pas de chance), les acteurs ne sont pas là pour aider les choses. Scarlett Johansson s’ennuie à mourir, ça crève les yeux ; d’autant plus lorsque Samuel L. Jackson est à l’écran avec elle, lui qui semble s’amuser comme un petit fou. Il est excellent et les bonnes blagues sortent inexorablement de sa bouche ; dommage qu’il n’y ait pas beaucoup de blagues qualifiables de bonnes. Gabriel Macht, qui joue le Spirit, joue mal, très mal : son sérieux poussé à l’extrême est tellement déstabilisant qu’on ne sait jamais s’il fait de la parodie ou s’il surjoue comme un gros pied. Sans parler de Louis Lombardi, qui tient le rôle des ‘hybrides’ sbires du méchant, et dont les apparitions (nombreuses, nombreuses) sont autant de plaies insupportables qui nourrissent le désir qu’on a tous un peu en nous et qui est celui de se mettre des coups de poignard dans les yeux. Catharsis un peu ratée, pour un personnage comique.
Bon, allez, résumons, regarder The Spirit est une pitié, un martyre visuel tant le produit suinte le mauvais et l’honteusement bâclé. D’un film de justicier, on arrive à une bouffonnerie riche en gaffes et en approximations impardonnables, à ranger en plein milieu du rayon heureusement maigre des séries Z à gros budget. Après cette, hem, expérience, on peut retourner à Sin City et de ce fait parvenir sans difficultés à une conclusion simple et limpide, celle qu’il ne manque qu’une seule chose à Frank Miller pour réaliser de bons films : Robert Rodriguez.