vendredi 20 août 2010

Un Certain Regard : Ch@troom ; Hideo Nakata (2010)

Ch@troom, le dernier opus d'Hideo Nakata (Ring, Dark Water) présenté à Cannes dans la prestigieuse sélection Un Certain Regard, s'annonce comme un film dénonçant les dangers de l'addiction des jeunes aux nouvelles technologies via une scénographie intelligente et novatrice destinée à figurer de façon palpable la nature, pour l'adolescent qui les tisse, de ces relations virtuelles (à savoir des relations réelles, dans une univers plus confortable, puisque maléable). Nakata filme donc une paire d'univers "parallèles", dont un, vieil immeuble dont les couches successives de peinture trop vive semblent peiner à masquer l'étrangeté, figure la toile cybernétique.

Le défi de rendre cinégénique une bande de "geeks" intoxiqués du net est relevé, et l'implantation d'une histoire -qu'on pressent tragique- dans ce lieu d'attraction/répulsion semble couler de source. Et pourtant... Nakata choisit (en adaptant avec Enda Walsh sa propre pièce de théâtre) de raconter l'histoire de William, un adolescent plus qu'instable qui met fin prématurément à une psychothérapie loin d'avoir eu l'effet escompté. Celui-ci, en vrai génie de l'informatique, crée dans le sordide immeuble du net une pièce, une "chatroom", dans laquelle il décide de piéger 4 jeunes paumés de sa Chelsea natale pour les pousser au suicide. L'apprentie mannequin, la petite fille modèle qui se cherche, le noir qui aime la (trop) petite soeur de son meilleur ami et le jeune blanc sous Valium parce que son père est parti complètent une galerie de personnages superficiels et caricaturaux aux particularités -qui pourraient pourtant étoffer le scénario poussif- sous-exploitées.

Là où les choses se corsent, c'est qu'à cause de la faiblesse de son scénario, Nakata perd ce qui fait la richesse de sa mise en scène de départ. Les allers-retours réalité/chatroom sont trop nombreux ; on se lasse de l'infatigable cliché du "virtuel = couleurs vives / quotidien = couleurs désaturées" et des innombrables plans d'adolescents s'énervant devant leur ordinateur ou leur Iphone. De plus, la plupart des scènes hors-Internet ne font qu'obscurcir une intrigue déjà brouillon en laissant en suspend des choses qui semblent capitales (le nom partagé du frère et du héros des romans maternels, l'objet concret déclencheur de la psychothérapie, l'obsession des personnages en pâte à modeler...). Les quelques scènes faisant montre d'une vraie originalité de mise en espace sont finalement beaucoup plus rares qu'on ne pourrait l'espérer, et font figure de fulgurances exceptionelles (les séquences en stop-motion, la scène du pédophile ou celle du baisodrome en font partie).

Toutefois, même si le film a trop souvent des allures d'interminable clip contre les dangers du web, il sert d'acceptable écrin à l'épanouissement de Matthew Beard et la sublime Imogen Poots, parfaits dans leurs rôles (la victime névrosée -seul personnage amenant un tant soit peu d'émotion réelle à ses scènes- et l'amoureuse trahie) et belles pousses du nouveau cinéma anglais. Assurément, ces deux-là ont une belle carrière devant eux ; et si ce n'est pas le cas, alors Ch@troom n'aura vraiment pas servi à grand chose.

lundi 28 juin 2010

Semaine de la Critique : Deeper than Yesterday, Ariel Kleitman (2010) + Sound of Noise, Ola Simonsson & Johannes Stjärne Nilsson (2010)

Fait rare, cette année, c'est la souvent excellente mais toujours plutôt discrète Semaine de la Critique (et non pas la Quinzaine ou un Certain Regard) qui a révélé les plus nombreuses et les plus originales pépites cannoises. Fidèle à son format "double feature", présentant à chaque séance un court et un long-métrage, elle part à la rencontre du nouveau cinéma mondial, aide les jeunes cinéastes, et crée le dialogue (entre personnes mais aussi entre films). Parmi les trouvailles de l'année, on notera particulièrement la séance réunissant le court Deeper than Yesterday et le long Sound of Noise.

A première vue, rien ne devrait rapprocher le huis-clos torturé de fin d'études d'un jeune russe plein de promesses et le premier long-métrage de fiction de deux documentaristes suédois, une comédie policière douce amère flirtant avec la comédie musicale tendance anar'. Et pourtant, le dialogue est captivant. Le premier, Deeper than Yesterday, d'Ariel Kleitman, tourne autour du personnage d'Oleg, un sous-marinier russe tourmenté par la perte d'humanité de ses compagnons après trop longtemps en mer. Le second, Sound of Noise, d'Ola Simonsson & Johannes Stjärne Nilsson, raconte l'histoire d'Amadeus, aîné hermétique à la musique dans une famille de concertistes, qui s'engage dans la police et se retrouve à la poursuite d'un groupe de "terroristes" utilisant la ville entière comme instrument d'une symphonie en quatre mouvements.

Radicalement opposés dans la forme et le discours, ils dialoguent pourtant autour d'une même thématique : celle de la marginalisation. L'homme coupé du monde est-il toujours humain ? L'homme coupé de sa famille est-il toujours normal ? L'homme coupé de son groupe humain (qu'il s'agisse de l'équipe d'un sous-marin ou d'une ville) a-t-il toujours des droits ?

Chez Kleitman, la perte de l'humanité est en droite ligne la conséquence de cette mise à l'écart, et la lutte pour la conservation de cette humanité est un second isolement. Le constat, pessimiste, est servi par une photo salie, dans des tons verdâtres et bleuâtres en écho à l'océan, mais aussi à la froideur et l'hostilité de ce monde où toute once de respect s'est dissipée. Toujours très nette malgré une caméra à l'épaule, au plus près des personnages, l'image adopte une crudité sordide (scène de masturbation, cadavre appelant à la luxure nécrophile...) qui rend étouffante la proximité forcée, et nous place en quelques minutes dans une situation d'empathie très forte avec le protagoniste, Oleg, incarnant un défenseur dérisoire de l'humain dans un troupeau de bêtes sauvages.

Pour Sound of Noise, autre format, autre discours. Le titre se veut une référence à l'immortel Sound of Music de Robert Wise (la Mélodie du Bonheur), "le meilleur film de tous les temps" d'après les deux réalisateurs. Les protagonistes, eux, viennent de leur deuxième court-métrage, présenté dans cette même Semaine de la Critique (dont ils sont des habitués) intitulé Music for one appartment and six drummers (cette forme sera reprise pour le titre de la symphonie au centre du film : Music for one city and six drummers) : il s'agit d'un groupe de six percussionnistes pour lesquels le monde n'est qu'un gigantesque instrument de musique, et qui s'offrent devant la caméra de Simonsson et Nilsson le luxe de jouer leur propre rôle.

Dans une mise en scène très référencée, Sound of Noise emprunte à la comédie musicale, au film noir, au film romantique et au polar 70', sans oublier la patte du court-métrage originel : des séquences musicales très saccadées, au montage sec mais harmonieux, où l'oeil aide l'oreille à isoler l'origine de chacun des bruits composants les mélodies, et rendant, par cette sensation de proximité et cette compréhension, la musique d'autant plus magique et fascinante. Le spectacle est total, et on oublie complètement la linéarité de l'intrigue grâce à son rythme effréné et son univers où cohabitent l'art, la magie et la folie douce.

mercredi 26 mai 2010

Sélection Officielle : Outrage, Takeshi Kitano (2010)

Le film de Yakusas est un genre à part entière au Japon. Et tout au long de sa filmographie (Aniki, mon frère ; Sonatine ; Hana-Bi...), Takeshi Kitano a exploré le statut particulier de ces mafieux japonais, et leur évolution au sein de la société actuelle. Le principe de base est, selon toute logique, assez simple : dans un monde sans valeurs, différents clans s'affrontent dans une quête incessante des faveurs du Parrain, et des plus grosses responsabilités sur une ville de plus en plus corrompue.

Lors d'une conférence de presse cannoise, Kitano déclarait adorer les films de Scorsese, mais faire ses propres films. Outrage en est une illustration édifiante. Loin de sublimer par de longs plans-séquences la plongée dans ce monde en marge, il en dresse un portrait sans concession (appuyé par une alternance de plans séquences fleuves et d'un montage saccadé, mais aussi l'utilisation des plans fixes et des fondus au noir) celui d'un univers impitoyable ne laissant de places qu'aux plus avides, et où ceux qui "ont toujours rêvé d'être un gangster" redoublent d'ingéniosité cruelle pour parvenir à leurs fins.

Cruel, le film de Kitano l'est. Mais l'humour pince-sans-rire devenu la marque de fabrique de son auteur (né comme artiste comique grâce aux sketches de "Beat Takeshi" sur les handicapés, les idiots et les gens laids) peine parfois à prendre quand les scènes surenchérissent vers le gore (la scène chez le dentiste, bien évidemment). On retiendra toutefois quelques scènes très "Kitaniennes", mettant en exergue le racisme primaire des Japonais, via le personnage d'un ambassadeur africain.

Toutefois, l'exercice de style visuel se fait clairement au détriment du scénario. On peine à rentrer dans l'histoire, confuse, et les personnages, très nombreux et pour la plupart manquant d'épaisseur, mettent longtemps à se mettre en place. De plus, la construction répétitive de l'histoire finit par lasser. Malgré une amusante conclusion, parfaite illustration de la thèse de Kitano sur la survie des Yakusas (l'avidité de la nouvelle génération finira par venir à bout des Parrains actuels, fidèles à une certaine idée de l'honneur), l'ensemble laisse un arrière-goût de négligé.

Heureusement, le sens du rythme du réalisateur (qui porte fort bien son pseudonyme de "Beat Takeshi") sauve l'ensemble : on se prend assez à ce jeu des faux-semblants et des trahisons à répétitions, malgré une poignée de longueurs égrainées çà et là et qui égarent un peu le spectateur. Les acteurs participent également de ce rythme visuel, renforcé par leur alternance à la façon de poupées russes : un qui meurt, un qui arrive pour tuer le suivant.

En définitive, on ne s'ennuie certes pas devant ce divertissement purement régressif, marivaudage sanguinolent aux allures de "Jeu de la mort et du hasard". Mais Outrage n'est pas du tout à ranger au palmarès des meilleurs films de Yakusas, ni même des meilleurs films de Kitano. Au Palmarès cannois non plus, d'ailleurs.

vendredi 19 mars 2010

A Single Man, Tom Ford (2010)

A la radio, on évoque la crise des fusées de Cuba. Assis dans sa voiture, il y a un homme qui, ne supportant pas la vie depuis le décès de son amant, a décidé de mettre fin à ses jours. La petite et la grande Histoire ne se croiseront jamais plus, à part anecdotiquement au détour d'une conversation. Pourtant, l'amant portait son beau costume de marin qui a finit la guerre, quand seize ans plus tôt, il rencontrait l'homme assis dans sa voiture. Mais les drames de la seconde moitié du XXe siècle n'intéressent pas le styliste / cinéaste Tom Ford, il leur préfère le drame à échelle humaine, celui d'un homme qui redécouvre la vie quand il a décidé d'y renoncer.

L'histoire de la passion contrariée et de la rédemption a le mérite d'être universelle. Le choix de mettre en scène un couple homosexuel troublera probablement quelques conservateurs à la morale archaïsante, mais c'est le sentiment amoureux qui préoccupe Ford, et son absolu se moque des préférences sexuelles. Mais on regrettera que, même pétri de bonnes intentions, il ne fasse pas l'impasse sur les personnages secondaires trop stéréotypés : l'amie d'enfance amoureuse transie (Julianne Moore, émouvante malgré une sous-exploitation qui passe pour de la platitude), la voisine un peu niaise, middle-class et pas très à l'aise avec l'homosexualité de son voisin ou encore l'étudiant fasciné par son prof, pas trop sûr de ses orientations sexuelles.

Mais si l'histoire n'a rien de vraiment original, c'est que Ford mise sur la forme pour (se ?) prouver qu'il peut filmer. S'il devait s'embourber dans les méandres d'une narration à tiroirs, il n'aurait pas pu se permettre d'aussi francs partis pris visuels. Toutefois, à l'arrivée, ceux-ci s'avèrent parfois déroutants, voire discutables. La photo est superbe : à un quotidien traité dans des couleurs cadavériques reflétant l'état psychologique du personnage se substituent des souvenirs, parfois dans un noir et blanc photographique, parfois dans des tons chauds de chair sensuelle. Problème : c'est joli mais c'est décoratif. Il n'y a pas d'unité dans les flashes-back et pas toujours de logique dans l'évolution des couleurs par rapport au mental du personnage (or c'est bien cette volonté-là qu'on sent, bien que pas toujours maîtrisée).

Etranges également ces alternances plans ultra-nets à focale longue / séquences en steady cam injustifiées narrativement (le jardin des voisins) ou plan d'ensemble / très gros plan interminable (la scène de la secrétaire du lycée). Celles-ci donnent au film une esthétique clipesque qui s'éloigne du propos : les procédés ne sont pas assez poussés pour donner à l'ensemble une dimension onirique, mais le sont trop pour garder l'illusion du réel. Ponctuent également le film des séquences Nouvelle-Vaguesques, où les personnages tiennent des conversations totalement abstraites et où le réalisateur se délecte d'un champ/contre-champ en très gros plan sur leur visage (la séquence du bar entre George et Kenny). Assez joli, mais creux ; il faudrait au moins Godard pour défendre le parti pris.

Ainsi, l'ensemble est beau à regarder, mais froid : l'empathie peine à prendre. Toutefois, force est de convenir que cet écrin chirurgical convient très bien à l'épanouissement de Colin Firth, brillant dans son rôle d'endeuillé. Il habite ce cadre glacial d'une grâce sublime, d'une trempe apte à faire oublier tous les (Marc) Darcy un peu trop mièvres. C'est avec élégance et subtilité que ce géant sous-exploité va rappeler son existence au cinéma, à n'en point douter. Quant à Tom Ford, il aurait pu faire une pire publicité aux artistes pluridisciplinaires. Il aurait aussi pu en faire une meilleure en ne traitant pas son film comme un défilé de mode obsédé par la forme, et en négligeant moins la force de l'histoire et des sentiments du roman de Christopher Isherwood.

jeudi 4 mars 2010

Une Education, Lone Scherfig (2010)

L'Angleterre des années 60 a ceci de merveilleux que ses transformations sociales, politiques et culturelles ont inspiré aux réalisateurs modernes quantité de chefs-d'œuvre, tous teintés d'une nostalgie romantique à l'égard de cette époque unique. Une Education est de ceux-là. Née sous la patte de Lone Scherfig, ancien camarade de Lars Von Trier et Thomas Vinterberg au sein du Dogme 95 et réalisateur d'Italian for Beginners -une des matrices de la branche tragicomique du film romantique- cette Education est celle de Jenny Mellor, étudiante anglaise de 16 ans, visant une entrée à Oxford et cumulant injustement beauté sage, intelligence et grande culture, mais qui, flaubertienne, ignore tout de l'amour. Biberonnée middle-class victime de la dictature du paraître (jouer du violoncelle dans un orchestre comme hobby peut faciliter une entrée en grande école, mais s'entraîner à en jouer n'est absolument pas nécessaire), elle s'émancipe et s'épanouit au contact d'un trentenaire dont la culture n'a d'égale que l'épaisseur du portefeuille.

Nommée aux Oscars pour son premier grand rôle au cinéma, la jeune Carey Mulligan est parfaite dans son rôle de jeune fille explorant ses possibilités de femme. En face d'elle, Peter Saarsgard joue David, figure de séducteur à la fois rugueux et tendre, maniant à merveille le non-dit et le mensonge pour parvenir à ses fins. Sa victime préférée est le trop rare Alfred Molina, une nouvelle fois excellent, ici dans le rôle d'un père touchant de maladresse, qu'on aime puis qu'on déteste en une fraction de seconde (comme une adolescente, quoi). Les seconds rôles complètent le tableau à merveille, de la directrice d'école tendance suffragette (superbe Emma Thompson) à la prof frustrée et protectrice (Olivia Williams, en parfait pied-de-nez à sa composition d'institutrice objet de tous les désirs de Jason Schwartzman et Bill Murray dans Rushmore, de Wes Anderson) en passant par Danny (Dominic Cooper) et Helen (Rosamund Pike), couple piquant de l'homme brillant au business louche et de la femme superficielle et sans intérêt, qui permet de tendre ou détendre les situations selon les scènes ; sans doute les personnages les plus intéressants du film.

Scherfig excelle à filmer les transformations physiques de son actrice principale. Après un générique entraînant, aussi joli qu'amusant (une plongée dans le quotidien du lycée pour jeunes filles de l'héroïne, le tout en très gros plan et souligné de dessins très parlants), il nous présente l'archétype de la première de la classe, seul bras levé de la classe pour répondre à une question sur Jane Eyre. Sa frange et ses cheveux un peu décoiffés exaltent son charme de femme-enfant : qu'Emma Watson retourne chez Burberry, sa carrière mourra avec la fin de la saga Potter. Au fil du film, on la découvrira en talons, en robe à fleurs, maquillée, chignonée et cachée derrière des lunettes façon Audrey Hepburn (références ouvertes), et même en déshabillé. Ses cheveux, lorsqu'ils seront par la suite laissés libre, lui donneront l'air de la femme amoureuse, sauvageonne et lascive. Finie la première de la classe ; son innocence est morte en découvrant l'amour. Les jeux de caméra cristallisent la métamorphose : souvent, l'héroïne est détaillée de haut en bas, pour faire montre de son évolution physique, mais des gros plans sur son visage font disparaître la femme et ressusciter la jeune fille le temps d'un sourire enfantin.

Toutefois, le glamour à outrance a un revers : à l'instar d'Helen, il faudrait pour être parfaitement adaptée au monde que lui offre David, qu'elle devienne un bel et bête objet. Occasion pour le réalisateur de glisser dans son film un message féministe qui inscrit à merveille la petite histoire dans la grande. La manœuvre eut certes pu être plus subtile, mais on remercie quand même Scherfig de ne pas céder à un manichéisme trop facile (femme = intelligence supérieure dotée d'une trop grande indulgence ; homme = salaud). Celui-ci s'offre le luxe de réaliser un film poétique et intelligent, tendre et cruel, abordable comme un divertissement, ou à voir comme une belle relecture de Jane Eyre ou une intéressante auscultation des transformations sociales des années 60.

lundi 1 mars 2010

Brothers, Jim Sheridan (2010)

Il y a des acteurs dont le talent reste méconnu. Ils sont engoncés dans des superproductions étouffantes aux personnages peu matiérés, il se trouve toujours quelqu'un pour leur faire de l'ombre ou simplement, ils se retrouvent dans un film qui déçoit dans son ensemble. Mais il se trouve soudain sur leur passage un film, un rôle, dans lequel ils s'épanouiront et prouveront leur valeur. Pour Tobey Maguire, sous-exploité hors de la franchise Spider-Man, ce film-là s'appelle Brothers. Il y campe Sam Cahill, un héros shakespearien à la fois moderne et intemporel : confronté à un dilemne atroce lors du conflit en Afghanistan (tuer son compagnon d'armes ou se faire tuer lui-même), il fait le choix de vivre en portant l'impossible malédiction de la culpabilité et de l'incommunicabilité. Mais de retour auprès de sa femme et ses deux filles après avoir été porté pour mort pendant trois mois à cause de sa disparition, il découvre que son jeune frère s'est immiscé dans la vie de sa famille.

Remake d'un film danois très peu distribué en France (Brode), signé par Jim Sheridan (qui participa fortement, avec Au nom du Père, à la découverte de Daniel Day-Lewis), Brothers est doté d'une force évocatrice incroyable. On ne verra que peu d'images de la guerre, simplement celles, indispensables, qui permettent au spectateur de connaître le traumatisme de Sam, mais son fantôme est omniprésent. Dans chaque larme, dans chaque silence, Sheridan fait percer la douleur muette de ceux qui n'ont pas connu le champ de bataille. La subtilité du propos du film est là : les gens restés aux Etats-Unis ne connaîtront jamais ce qu'ont enduré les soldats, mais les soldats ne comprendront jamais non plus la nature de leur souffrance coupable. Ce n'est donc pas un film sur la guerre, ni même directement sur ses conséquences. C'est un film sur l'incompréhension, l'éloignement physique et psychologique ; un film sur une perte insupportable qui n'appartient qu'à soi (celle de l'amour, de la confiance, de l'innocence...).

Pour porter cette histoire de drame mental, Sheridan dresse une galerie de personnages criant de vérité, incarnés dans le sens le plus fort du terme par des acteurs habités. Sam Cahill, capitaine marine en Afghanistan, de retour aux Etats Unis après le traumatisme de sa capture, sa torture et sa libération, porte en lui l'inexprimable souffrance d'avoir tué un ami. Son complexe paranoïaque est matérialisé par l'interprétation magistrale d'un Tobey Maguire torturé, émacié, aux allures d'un cadavre au milieu de la face duquel éteincellent une paire d'yeux d'un bleu glacial, à la fois plein de détresse et de colère. Jake Gyllenhaal joue avec force son jeune frère Tommy, doté des mêmes yeux surexpressifs, mais cette fois plein d'une joie innocente qui succède à sa colère d'ancien bagnard, homme en quête de reconstruction, qui cherche à trouver sa place dans un univers familial où il a toujours été dénigré au profit de son frère. Complétant à merveille ce triangle amoureux, Nathalie Portman donne corps à Grace, jeune femme forte et fragile, contenant ses sentiments pour épargner ses deux filles, veuve de guerre rongée par la colère et le remords plus que par le chagrin.

Autour d'eux, une galerie de personnages secondaires se déploie, formant un cadre familial typique de middle-class américaine, dont tous les acteurs brillent par leur force et leur sobriété. Sam Shepard est parfait en père en quête de rédemption, vétéran du Viêt-Nam tentant de construire une relation avec le jeune fils qu'il a toujours dénigré. Les actrices incarnant les deux filles de Sam et Grace sont saisissantes, toutes en douleur, en incompréhension et en colère contenues ; bouleversantes pour des enfants aussi jeunes (la scène de l'anniversaire est à ce titre la plus représentative du film). Quand à la jeune Carey Mulligan, elle prête ses traits de femme-enfant à l'amie de Grace, jeune mère et veuve de l'homme tué par Sam pour rester en vie, dont la déchirure et le dilemne, d'une nouvelle nature (comment pardonner à celui qui reste en vie là où l'homme qu'elle aimait est mort ?), hante le film malgré sa brève apparition.

Mais malgré ses acteurs impeccables et sa mise en scène au cordeau, alternant plans larges et froids et gros plans, au plus près des corps (particulièrement des yeux) ; Brothers présente quelques faiblesses. La musique, par exemple, paraît en décalage avec le film. Là où la présence d'immortels morceaux d'anthologie pop donne aux films de Wes Anderson une incroyable proximité avec le public, le choix de U2 en thème principal (Winter, et dans une moindre mesure Bad) surprend. Quand Bono élève la voix, on sort complètement de l'histoire, la gravité des paroles ne suffit pas à combler le décalage que crée la musique avec les ambiances d'hiver glacial. Des moments superbes sont refroidies. Fort heureusement, les scènes les plus prenantes, graves et sublimes se déroulent dans un silence terrible, qui renforce avec bien plus de force et de sobriété l'émotion qui tord le ventre et la gorge.

Dommage également que visuellement, l'opposition entre l'Afghanistan, désert brûlé de sang et de poussière, et les Etats Unis, couvert d'un manteau de neige, ne soit pas plus marquée. Cela n'aurait fait que renforcer le propos du film. Toutefois, Brothers reste un excellent film, prenant aux tripes à la fois comme un drame shakespearien et comme un essai sur la naissance de la folie. Parvenir à faire passer un tel flot d'empathie dans une oeuvre aussi glacée restera un tour de maître pour Sheridan.

Planète 51, Jorge Blanco (2010)

Nul doute que le Wall-E de Pixar ait tourné une page glorieuse dans l'histoire de l'animation SF. Mais il est intéressant de se pencher sur ce que les studios américains de taille modeste sont capables de produire dans l'ombre de leur prestigieux prédécesseur. Le film en question s'appelle Planète 51, et, sous couvert de fable moralisante sur la tolérance et la force de l'amitié, est en réalité une petite perle pleine de dérision.

L'histoire tient sur un timbre-poste et laisse présager un déluge de mièvrerie : un astronaute terrien débarque sur une planète habitée et se lie d'amitié avec un extra-terrestre pré-pubère en proie à ses premiers émois amoureux. Passé le sourire provoqué par l'inversion du principe de l'envahisseur, rien de bien attrayant. Toutefois, l'une des grandes forces du film réside dans cette reconstitution d'une Amérique fifties intergalactique, peuplée de petits hommes verts à antennes qui cristallisent un mythe de l'alien toujours très vivace. En effet, ce procédé permet des fantaisies scénaristiques très intéressantes, permettant au passage d'écorcher gentiment le rêve américain. Se retrouve par exemple à l'écran une mise en abîme de la passion pour la vie extraterrestre caractéristique des conquêtes spatiales de la guerre froide (mettant en scène, entre autres, des mythiques films de série B de l'époque, pas seulement comme prétexte mais comme éléments influant sur la progression du récit).

L'autre force majeure du film est son implacable bande-son. Reprenant des standards fifties survitaminés (Lolipops, ou encore Mister Sandman, bien moins agaçant ici que comme leitmotiv de l'interminable Mr. Nobody de Jaco Van Dormael) aux incontournables des films de SF (il est toutefois intéressant de noter qu'ici, c'est l'astronaute lui-même qui fredonne Strauss en posant son premier pied sur la Planète 51), le tout agrémenté de quelques compositions originales (justifiées entre autres par un précurseur du mouvement hippie armé d'une guitare et d'un sens de l'à-propos et de la composition hors-pairs), la bande-originale évite de faire trop cliché sans perdre en pertinence ni en dynamisme. Le casting vocal est quand à lui impeccable, en version originale (Gary Oldman, Justin Long, Jessica Biel et John Cleese) comme en version française (Vincent Cassel, les frères Bogdanov et la doublure de Dewey, le benjamin de la famille déjantée de Malcolm), et chaque acteur donne à son personnage une couleur et un caractère propre et attachant.

Le problème pourrait venir de l'animation et du graphisme, défauts portant un préjudice irréparable à ce type de cinéma, mais non : sans atteindre la maestria pixarienne, les studios Ilion livrent un film aux graphismes enfantins sympathiques et à l'animation fluide et élégante ; les cadillac flottent avec fluidité à quelques centimètres du sol, les pupilles (souvent vues en très gros plans) sont travaillées comme des photographies macroscopiques et les flammes des explosions n'ont rien à envier à la débauche visuelle de l'explosion de l'arbre-maison des Na'vis de Cameron.

Toutefois, le film n'est sans doute pas aussi universel que Wall-E. Malgré le nombre impressionnant de classiques cités qui enthousiasmeront les cinéphiles avertis (de Star Wars à Terminator en passant par Aliens et l'inévitable 2001, entre autres), le scénario reste un peu superficiel et prévisible, et destine très concrètement le film aux enfants. Dommage, Planète 51 frôle de peu le titre de "film d'animation qui fait date" en tombant dans le plus vicieux des écueils du cinéma d'animation : l'infantilisation du spectateur.