dimanche 31 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Antichrist, Lars Von Trier (2009)

Laissant de côté le très attendu Wasington, qui clôturera la trilogie ouverte avec Dogville et Manderlay, Lars Von Trier livre finalement à une Croisette avide une oeuvre choquante et dérangeante, annoncée d'ores et déjà comme l'un des évènements cinématographiques de l'été. Film-catharsis sensé fermer, lui, le chapitre de la dépression de son auteur, Antichrist se place comme "un thriller psychologique évoluant vers le film d'horreur", dont la violence et la crudité promettent de retourner plus d'un estomac.

Là où Dogville jouait sur l'économie de décors, Antichrist joue sur l'économie d'acteurs. Willem Dafoe (qui était le Jésus de La Passion du Christ de Scorsese) et Charlotte Gainsbourg (couronnée à très juste titre du Prix d'Interprétation Féminine) campent un couple anonyme dont l'enfant décède tragiquement. Mais le travail de deuil de "elle" prend des proportions inquiétantes. "Lui", psychologue, décide donc qu'ils s'isoleront à Eden, une maisonnette perdue en plein coeur de la forêt, pour qu'il l'aide à accomplir le difficile retour à la sérennité. Mais bien entendu, souvenirs et pulsions refoulées referont surface, et la thérapie prendra une toute autre dimension.

Le résumé, ainsi énoncé, paraît banal. Il l'est. L'histoire en elle-même ne retient pas spécialement l'attention. C'est finalement l'essai filmique sur la folie humaine, dont l'influence est ici contée de sa naissance à sa disparition, qui interpelle. Mise en abyme osée de sa propre dépression, Von Trier structure son récit en 4 chapitres (Douleur, Deuil, Désespoir, puis la réunion des trois, incarnée par les "3 pélerins") encadrés d'un prologue (magnifique) et d'un épilogue (plus discutable). Cependant, le réalisateur prend énormément de risques ; la logique veut donc qu'il commette des erreurs. La plus regrettable, sans doute, est le grotesque. Parce que oui, malgré une sublime construction qui va crescendo dans une tension superbement maîtrisée, on a du mal à garder son sérieux face à un renard atrophié qui crie "Le chaos règne". Von Trier n'est pas un cinéaste de l'horreur, et il s'ankylose en jonglant avec les clichés du genre. Le film gagnerait à un dépouillement plus franc, qui garantierait plus sûrement le maintien de la tension psychologique. Mais malgré tout, il sait jouer du fantastique, et la magie opère.

Dans ce huis clos controversé, Von Trier retrouve en effet la veine surnaturelle, à laquelle il se frottait déjà dans l'Hôpital et ses fantômes, télésuite qu'il avait crée en 1994 pour la télévision danoise, mais la place ici au service d'une réflexion à double tranchant, entre théologie et psychologie. Dans cet Antichrist, l'angoisse de la déshumanisation se heurte à une lecture très chrétienne (pour faire simple, celle de Gainsbourg) et une lecture psychanalytique (celle de Dafoe) des pouvoirs de la Nature. "La Nature est l'église de Satan", nous révèle Charlotte. Mais la Nature est aussi la nature humaine, débordante de stupre, de mensonge et de pulsions animales. Comment déméler le faux du vrai ? Le fou du raisonnable ? Mais d'abord qu'est-ce que la folie ? Est-ce l'état premier de l'humain, lorsqu'il cède à ses pulsions ? Et qu'est-ce que la raison ? Est-ce la même chose que la rationalité ? La raison peut-elle tout expliquer ? L'esprit d'analyse est-il dans la nature humaine ? Et d'abord qu'est-ce que la nature humaine ? N'est-ce pas un peu la nature humaine, cette fameuse "église de Satan" ? Et la femme dans tout ça ?

Les opinions de Von Trier face à ce capharnaüm sont cependant bien plus difficiles à dégager qu'il n'y paraît. Taxé de mysogynie par un décryptage très "premier degré" (la typographie de son titre est déjà un argument), de fanatisme religieux (discours pro-chrétiens omniprésents par exemple) ou -paradoxalement- de soutien à la psychanalyse au delà de la morale (à travers le personnage de Dafoe), il couche simplement sur pellicule ses propres angoisses : aucune des clefs simplistes évoquées ci-dessus ne suffiront à "ouvrir" tous les tiroirs du film. Mais faut-il vraiment chercher à les ouvrir ? Antichrist est un film qui se vit plus qu'un film qui se comprend. Trop ancré dans l'histoire personnelle de son réalisateur pour être décrypté par un observateur extérieur, le film se voile et se dévoile toujours à plusieurs niveaux de lecture, toujours choquants. Seul Von Trier sait de quoi il en retourne vraiment, mais choquer le public fait partie de son auto-thérapie.

Parce que oui, il est discutable de diffuser au Festival de Cannes un film-catharsis. Oui, le parti pris antisuggestif peut choquer. Oui, le film a des allures très mysogynes. Oui, on voit une pénétration, une éjaculation de sang et une autoexcision aux ciseaux en gros plan. Oui, Antichrist est un rouage extrêmement bien huilé de la grosse machine du cinéma "je-choque-pour-faire-parler-de-moi". Mais derrière l'aspect "polémique" du film, son intérêt sur le plan visuel n'est pas négligeable. Le danois explore de nouvelles pistes plastiques et déroule son opressante pellicule comme un rêve, au rythme lancinant, soutenu par une utilisation exceptionnelle du slow-motion capture (le prologue, en noir & blanc sur fond de Haendel, restera sans doute un modèle du genre). C'est une oeuvre fondamentalement picturale qui nous est exposée ici. Et si personne ne trouve à redire au dévoilement charnel d'une Aphrodite de Cnide, pourquoi utiliser la nudité marmoréenne de Dafoe et Gainsbourg pour déservir cet Antichrist ? Le film, finalement, est un tableau vivant. Et les peintres s'autorisent tout, c'est bien connu.

samedi 30 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Kinatay, Brillante Mendoza (2009)

Deuxième long-métrage en Compétition Officielle pour Brillante Mendoza, venu une première fois en 2008 dynamiter la Croisette avec Serbis, plongée terriblement crue dans les entrailles d'un cinéma porno philippin. Avec Kinatay ("Massacre"), Mendoza réaffirme son goût pour les retournements de boyaux de spectateurs, et son identité revendiquée de bête noire du Festival (quoi que détrôné cette année par l'Antichrist de Lars Von Trier).

Kinatay nous livre, à peu de choses près, 24 heures dans la vie de Peping, jeune philippin, étudiant en criminologie, fiancé à la mère (étudiante elle aussi) de son fils de 7 mois, qui fait vivre sa famille par le fruit de petits délits. Mais si la journée s'ouvre sur son mariage, elle ne tarde pas à basculer, puisque celui-ci se retrouve embrigadé par son ami Anyong dans une expédition punitive sur la personne d'une jeune prostituée endettée auprès d'un gang de dealers.

Si Mendoza annonce son film comme un "massacre", c'est finalement pour distiller pendant une interminable heure quarante-cinq l'angoisse de l'attente. Ce n'est pas tant la violence en elle-même que la tension qui fait le véritable objet du film. Le choix du réalisateur de raconter son histoire quasiment en temps réel et de placer ses ellipses temporelles avec une précision chirurgicale est un parti-pris fort : le temps du film devient le temps de l'action ; le spectateur, à la manière du protagoniste, se retrouve l'impuissant témoin -et, dans son voyeurisme, l'acteur- de l'inéluctable massacre qu'annonce le titre.

Mais en privilégiant la tension au détriment de l'action, Mendoza prend un risque. En effet, le film finit par tomber dans son propre piège et s'empeser. L'attente angoissée laisse s'infiltrer l'ennui ; le spectateur sort de l'histoire pour en contempler totalement extérieurement la sanglante conclusion, et finit par s'interroger sur la complaisance du réalisateur plus que sur la portée critique de l'oeuvre. Car en effet, à sa façon de filmer, tellement transparente, de telles effusions de violence, on est en droit de se poser la question : Mendoza n'est-il simplement pas en train de livrer un snuff movie fictionnel, qui n'apporte rien à l'art cinématographique, et pas grand-chose à la conscience humaine qu'on ne puisse trouver dans le journal télévisé à 20h ?

Cependant, si Kinatay aurait probablement gagné à faire une demi-heure de moins, le film a tout de même le mérite de faire réfléchir, en aval. Car comment ne pas être outré d'avoir finalement pu s'ennuyer devant le spectacle de la cruauté humaine ? Mendoza, s'il n'inscrit pas son oeuvre dans la lignée des thrillers hollywoodiens haletants à la manière d'un Saw ou d'un Se7en, prêche finalement pour la même paroisse : celle de provoquer en premier lieu l'angoisse et en second la réfléxion du spectateur. La crudité des images et la bande-son particulièrement maîtrisée du film (traitement presque musical du cri, superposition avec les conversations, amplification de certains bruitages...) viennent finalement servir une virulente critique du milieu des gangs philippins.

Mendoza assoit désormais son statut de cinéaste, doté d'un univers scénaristique et visuel affiché. Kinatay ne vole en tout cas pas son Prix de la mise en scène, toute en tension et porteuse finalement d'un véritable sens politique. Mais la portée après-coup d'un film sale, cru et violent, à la morale plus que discutable (le fait que le film se revendique comme un constat objectif ne suffit pas forcément à excuser cet état de fait : par son absence de critique explicite, il n'en paraît que plus complaisant) suffit-elle à excuser un si pénible moment dans une salle obscure ? La question risque de diviser.



CRITIQUE EXPRESS DU DOCTEUR ZBORB

Insoutenable. Déjà le titre au début du film annonce le ton : un Kinatay sanguinolent, découpé en morceau ; de la haute littérature. Le rythme péniblement lent contribue à imposer la lourdeur d’un suspense tant bien appuyé qu’il se mue en une oppression malsaine et perverse, rendant impossible tout objet de préoccupation (et pourtant la recherche visuelle était indéniable) autre que celui de l’attente (insupportable) du fatidique moment où éclatera la violence la plus cru ce qui attire, finalement, mais pour la satisfaction de qui ?

Mendoza se complait à dénoncer la violence en la montrant ; un parti pris certes, très à propos dans l’état actuel de nos sociétés médiatisées, mais très discutable quant à sa place esthétique et morale dans le cinéma.

vendredi 29 mai 2009

Quinzaine des Réalisateurs : Les Beaux Gosses, Riad Sattouf (2009)

Attirés naturellement par les images et leur façon de raconter une histoire, il est normal que les dessinateurs de bande dessinées s'intéressent fréquemment au cinéma. On retiendra l'exemple d'Enki Bilal, sans doute le plus prestigieux. Mais voilà, Riad Sattouf n'a pas accouché de la trilogie Nikopol, aussi y avait-il peu de chances qu'il réalise un Immortel. A la place, le papa de Pascal Brutal nous livre d'improbables Beaux Gosses, qui n'ont pas manqué de secouer la Quinzaine.

Hervé et Camel sont des collégiens on-ne-peut-plus normaux. Pas vraiment beaux, pas vraiment brillants, pas vraiment populaires, mais vraiment puceaux, et surtout vraiment décidés à ce que ça change. C'est donc leurs tribulations d'obsédés pré-pubères que se propose d'exposer un Sattouf qui proclame haut et fort son propre amour de l'onanisme. Ici, on oublie le sérieux dramatique d'un Kechiche pour regarder ce terriblement cynique reflet des années "collège", où ça badine grave avec l'amour.

Riad Sattouf s'amuse avec sa caméra comme on s'amuse avec un crayon. Tout en gardant la maîtrise de son outil, il explore les possibilités de son nouveau médium (la mise en abîme de la vidéo porno est un modèle du genre !), et se permet même un hommage aux Kids de Larry Clark avec une séquence d'ouverture qu'il voulait, selon ses propres mots "choc, méga-réelle" pour mettre le spectateur "tout de suite dans le bain". Suggérant, par un cadrage, un angle de vue ou le passage en cut d'une "case" à l'autre, les gestes les plus vicieux sans jamais rien montrer, il évite l'écueil du "trop glauque" comme celui du "trop pudique". Sattouf joue avec sa caméra comme avec son scénario, et personne ne va s'en plaindre.

Surtout pas son casting. Sattouf ne fait pas les choses à moitié et invite pour son premier film des guest-stars aussi prestigieuses qu'Emmanuelle Devos (déjà présente au Festival cette année avec Les Herbes Folles d'Alain Resnais et A l'Origine de Xavier Giannoli, tous deux en compétition officielle !), Valeria Golino (la Ramada de la série Hot Shots, également à l'affiche du premier film de... Sean Penn !), Irène Jacob (La double-vie de Véronique, c'était elle) et Noémie Lvovsky (réalisatrice, avec, entre autres, Les Sentiments, et actrice, dans par exemple France Boutique ou Ah ! Si j'étais riche). Mais le réalisateur sait ce qu'il fait : les grands noms passent derrière, et c'est un mur d'adolescents boutonneux et paumés qui leur volent la vedette, Vincent Lacoste, Anthony Sonigo et Alice Tremolières en tête. Mais tous, indubitablement, se régalent à camper cette étonnante galerie de personnages, terriblement justes derrière leurs allures de clichés, à cet âge où l'on ne veut que ressembler aux autres.

Sattouf, qui avait déjà tâté le terrain avec sa bd Retour au collège, renouvelle le genre bien plus dangereux qu'il n'y paraît du teen-movie, en cherchant plus à faire un film sur les ados que pour les ados. Pas de vulgarité scabreuse, pas de perversité lorgnant vers la scatologie, pas d'insipides tartes américaines, rien qu'une désarmante sincérité, une tendresse débordante envers cette génération boutonneuse et paumée, racontée avec une touchante et incomparable dérision. Impossible, donc, de résister au charme cruel et nostalgique de cette quintessence de l'âge ingrat, où chacun, à un moment, se reconnaîtra. Qu'il le veuille ou non.

jeudi 28 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Taking Woodstock, Ang Lee (2009)

Ang Lee est un cinéaste qui crée toujours l'évènement. Comptant dans sa filmographie des films aussi différents que Ice Storm, Tigre et Dragon, Le Secret de Brokeback Moutain, Hulk et Lust, Caution, il ne manque pas non plus de créer la surprise. C'est ainsi qu'en le voyant s'attaquer au mythe "Woodstock", le microcosme cannois ne pouvait rester indifférent. Et voilà la dernière folie de Ang Lee qui s'invite, quoi que fort peu à propos, dans la sélection officielle. Fort peu à propos, en effet, parce qu'il est évident que Taking Woodstock fait figure d'hurluberlu au milieu des Prophètes et autres Rubans Blancs.

Mais quelque part, son extraordinaire décalage avec la majorité de la production cinématographique actuelle (et cannoise en premier lieu) participe sans doute du charme rafraîchissant de ce divertissement loin d'être bête. Rien à voir avec un grand film, non, mais tout de même un projet et un résultat qui mérite que l'on s'y arrête. Si bien sûr, on n'est pas effrayé par les bons sentiments, les homosexuels, les juifs et les hippies - auquel cas il sera préférable que l'on passe son chemin, mais tout ceci serait follement dommage.

Taking Woodstock, donc, raconte finalement plus l'histoire d'une petite famille des Catskills à un moment charnière de son existence (le fils, lessivé d'être trop gentil avec ses parents, gérants d'un motel délabré, compte abandonner son White Lake pour s'installer définitivement comme décorateur d'intérieur à Greenwich Village) que celle du mythique concert. Décidé à faire un dernier geste pour ses parents, Eliott, le fils trop gentil, décide donc de reprendre pour le compte de son village un festival de musique renié par la ville voisine, histoire de renflouer les caisses White Lakiennes. L'évènement prendra naturellement les proportions qu'on lui connait, et l'existence familiale en sera assez logiquement bouleversée. Mais si ce n'est pas le suspense qui étouffe Taking Woodstock, le film n'en reste pas moins intéressant.

On s'attendrait, avec un tel sujet, à deux heures non-stop de Joplin, Who, Canned Heat et autres Hendrix plein pot, et pourtant non. Refusant de céder à la facilité, Lee néglige totalement le concert pour s'intéresser au public. La musique devient diffuse et étouffée, presque comme une partie du décor. Ce que le réalisateur veut ici retenir de Woodstock, c'est qu'avant d'être "3 days of music", c'étaient bel et bien "3 days of peace". Et c'est bien ça qui l'intéresse. Filmer une scène, tout le monde peut le faire. Et que sur celle-ci se dresse Santana, Joey Star ou Vanessa Paradis, il se trouvera toujours quelqu'un pour s'y coller. Rendre hommage au public, aux organisateurs, aux agents de sécurité, aux grandes ou aux petites mains qui y vont sang et eau pour que tout ça devienne mythique, telle est la mission que se donne le réalisateur. Et la musique n'a finalement que peu à voir avec tout ça.

Lee est de ces cinéastes dont le talent derrière une caméra n'est plus à prouver. Aussi se permet-il de voir grand. Filmant plus ces foules comme un DeMille que comme un Peter Jackson, il s'amuse à en explorer chaque recoin, chaque individualité, faisant parfois ressortir une star, fondue dans la masse, totalement égale à chaque humain autour d'elle (on pense par exemple à Paul Dano, bien plus détendu ici que dans Little Miss Sunshine ou There Will Be Blood !). Personne n'est identique à son voisin, personne ne se ressemble et tout le monde est égal. Et comme pour souligner son message, il va parfois jusqu'à scinder l'écran en cases, ingénieux procédé quoi que fatigant pour les yeux à la longue, pour que personne, dans la salle, ne voit exactement le même film.

Mais si personne ne voit le même film, tout le monde voit les mêmes acteurs. Demetri Martin, Imelda Stauton, Liev Shreiber, et un Emile Hirsch des grands jours, entre autres, crèvent l'écran, délicieusement caricaturaux et pourtant plus vrais que nature. L'intégralité du casting s'amuse d'être un personnage à part entière de ce cliché psychédélique de deux heures, qui campe une époque trop mythique pour pouvoir être racontée de façon objective et réaliste. Reste le trip, dans les deux sens du terme, qui porte le film comme un délicieux hymne à l'Autre, l'Amour, l'Amitié, (l'Amérique,) et tous ces mots qui commencent par un grand A, et qu'on oublie trop souvent.

Un Certain Regard : Irène, Alain Cavalier (2009)

Sans doute aucun film n'avait plus sa place dans la sélection un Certain Regard que celui qu'Alain Cavalier lui soumettait cette année. Parce qu'Irène, c'est d'abord et avant tout un regard. Ce regard, c'est celui d'un homme qui a aimé, d'un homme qui aime, d'un homme qui, par son souvenir et sa pellicule, rend son Irène immortelle.

L'histoire est simple : il n'y a pas d'histoire. Cavalier déroule sa psychanalyse sur celluloïd suivant le principe de l'association d'idées. Pas vraiment de début, pas vraiment de fin, seulement un fil conducteur autour duquel s'organisent (ou plutôt ne s'organisent pas) des souvenirs, des sensations, des scènes et des images éparses. Et dans cette oeuvre vivante se crée une véritable relation entre l'auteur et le spectateur. Il gagne en confiance, en assurance, et se livre de plus en plus intimement. Le spectateur se fait confident, parfois presque voyeur.

Visuellement, Irène porte la patte de l'autobiographie filmée : Cavalier, une intrusive caméra au bout du bras, se cherche. Et c'est tantôt son visage (à demi-masqué par son outil) dans un miroir, tantôt des bribes de textes issues des journaux qu'il tenait quotidiennement et qui constituent le support privilégié de l'exploration de ses souvenirs, qu'il capte et nous livre, avec toute la crudité de la révélation. Parfois, il fait revivre son Irène à travers un tas de coussins qui évoque une silhouette lubrique, une photo qu'il explore... L'objet, encore imprégné de sa présence, devient le catalyseur du travail de mémoire.

La place du son est essentielle : à nouveau c'est la confidence qui préoccupe Cavalier. Celui-ci se place en narrateur omniscient, racontant son histoire au passé, au présent... C'est lui, l'homme du hors-champ, qui explore son propre inconscient, qui mène la danse ; nous racontant, mais aussi se racontant, l'histoire qu'il désire. Peu ou pas de musique, ici, sauf si elle participe du souvenir. En revanche, la respiration est là, nous rappelant qu'aussi momifiés que soient les récits évoqués, ils n'en demeurent pas moins de la vie. Rythment aussi la confidence-fleuve les bruits extérieurs, ceux de Cavalier redécouvrant du bout des doigts son passé ; des pages qui se tournent, un carnet de cuir qui flambe sur un camping-gaz.

Mais si Irène pourrait apparaître comme un film bavard, le silence y joue pourtant un rôle primordial. Evoquant le travail de mémoire immédiate du réalisateur, et laissant au spectateur la place d'imaginer, ou simplement d'assimiler entre eux les fragments d'une histoire complexe et désordonnée, ce silence est finalement celui qui crée l'unité d'un film basé sur l'idée-même de puzzle. Finalement, c'est peut-être tout autant dans la parole que dans son absence que se reconstitue cette vérité subjective que recherche Cavalier.

Ballet visuel empreint de poésie, Irène oppose l'abstraction du souvenir qui s'efface à la clarté du témoignage écrit. Réflexion sur la vieillesse, la mémoire et le temps qui passe, ce film est une oeuvre riche et complexe, comparable dans sa forme à l'équivalent cinématographique du Nouveau Roman. Voyageant à l'intérieur de sa tête et de son coeur, Cavalier surprend, prend le risque de créer malaise et ennui, mais livre bel et bien une oeuvre cinématographique forte, tant par l'originalité de sa forme que la sincérité de son ton.

Sélection Officielle, Hors-Compétition : Agora, Alejandro Amenabar (2009)

De Tesis à Mar Adentro en passant par Les Autres et Ouvre les Yeux, nul doute qu'Alejandro Amenabar est un réalisateur éclectique. Ainsi, lorsqu'il décide de succéder à Oliver Stone et Wolfang Petersen dans le délicat genre du péplum sauce Hollywood, le grand monsieur du cinéma chilien se retrouve tout naturellement à Cannes, où l'on attend beaucoup de lui. A fortiori quand il compose avec Rachel Weisz, Max Minghella (le fils d'Anthony), Oscar Isaacs et Michael Lonsdale.

Le postulat de départ est doté d'un très gros potentiel de séduction : Amenabar se pose en conteur de l'histoire d'Hypatie, une philosophe injustement belle et intelligente, fille de Théon, qui dirige la Grande Bibliothèque d'Alexandrie, dont l'élève et l'esclave se disputent l'amour. Orchestrant son idée de départ, aux allures de biopic rom-antique, sur fond de persécutions religieuses et de féminisme très actuel, le réalisateur réunit ici tous les ingrédients d'un grand film, lorgnant potentiellement autant chez Cecil B. DeMille que chez Jane Austeen.

Mais dès la séquence d'ouverture, le spectateur est déboussolé. Plus "couverture du nouveau Bernard Werber" que matérialisation visuelle d'une réflexion sur la place de l'homme dans l'univers, le trip mystique au milieu des planètes (qui reviendra ponctuer le film de façon assez incompréhensible) annonce la couleur : Agora sera prétentieux ou ne sera pas.

Le reste du film confirme la donne. Amenabar s'autorise quantité de jeux de mise en scène artificiels, qui desservent la sobriété et l'intelligence de son propos. Plans aériens, accélérations et séquences filmées à l'envers n'apportent rien de plus qu'une incompréhension qui prête à sourire, puisqu'ils sont sans rapport avec l'histoire et sans justification autre que l'expérience formelle. De plus, ces interventions sont ponctuelles et ne s'appuient pas sur une continuité dans la réalisation : on ne peut donc y voir qu'un maladroit écho dans la chair concrète du film de la répétition des séquences interstellaires.

Ce qu'annonçaient ces plans de l'espace (qui ne feront que faire apprécier d'autant plus au cinéphile averti la performance techinque de Kubrik une quarantaine d'années auparavant) est confirmé par la suite : Amenabar ne gère pas la construction de son film. Oscillant maladroitement entre deux intrigues, il peine à choisir l'échelle de son film, filmant à parts égales Les Malheurs d'Hypatie et la montée sanglante du christianisme. Sans vraiment trouver d'équilibre, et sans en préférer l'une à l'autre, il égare son spectateur et brise le rythme de son récit.

On pourra saluer les tentatives individuelles des acteurs de donner à leurs scènes une dynamique propre (Oscar Isaacs, particulièrement, est celui qui y réussit le mieux). Pas de performance d'interprétation, mais toutefois un casting investi, bien que parfois un peu caricatural. Malheureusement, le jeu des acteurs ne suffit pas à redynamiser la trame éclatée du récit, qui bascule brutalement de la violence gratuite et crue à un intellectualisme à la fois artificiel et élitiste.

De plus, si Amenabar évite un peu plus élégamment que ses prédécesseurs l'écueil de l'argot du Bronx dans la bouche de ses héros antiques, ses maladresses se cachent ailleurs. Dans un décor qui se veut trop réaliste pour proclamer sa valeur symbolique, notamment, le réalisateur laisse traîner de douloureux anachronismes (l'oeil critique ne manquera pas de relever la présence cocasse de la Louve du Capitole à Alexandrie, agrémentée des Remus et Romulus ajoutés au XVI° siècle, mais également l'étrangeté du titre qui, non content de ne pas avoir le moindre rapport avec le récit, désigne une place grecque et non pas romaine). Amenabar ne fait donc qu'entretenir ici un amalgame de clichés, coagulé autour de personnages caricaturaux, soutenant une histoire sobre flagellée par un traitement grandiloquent. Décevant et maladroit.

mercredi 27 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Looking for Eric, Ken Loach (2009)

L'on savait déjà depuis longtemps que Loach était féru de ballon rond. Cantona, visiblement, le savait aussi. C'est donc tout naturellement vers celui-ci que se tourne le footballeur/acteur quand il tient un scénario. Loach est séduit. Et trois ans après sa Palme pour le Vent se Lève, il revient à Cannes en grande pompe pour présenter, au milieu d'une sélection 2009 particulièrement sombre, un tendre OVNI footballistique : Looking for Eric.

Si l'on pourrait facilement reprocher au script de Cantona des allures d'égocentrisme forcené, on ne peut en revanche pas faire l'impasse sur son côté intriguant. L'histoire est simple : Eric est un facteur anglais, errant entre ses ex-femmes, leurs enfants déjà grands dont il est toujours, malgré les séparations, en charge, et son premier amour qu'il ne peut oublier. Mais au milieu de ce petit monde qui peuple son coeur deux fois plus gros qu'une maison, une place de choix est réservée à son idole : Eric Cantona. Il est donc tout naturel que ce soit son homonyme aux pieds d'or qui lui apparaisse pour l'aider à régler tous ses problèmes.

Conte de fée moderne, Looking for Eric n'en est pas moins un film intelligent et fin. Sous des dehors manichéens et simplistes, c'est bel et bien la trame d'un trame d'un drame social efficace qui se dessine. Cependant, le traitement de l'histoire l'empêche de sombrer dans le sordide et en fait un film fort et léger à la fois. S'inscrivant donc dans la logique de l'oeuvre de Loach, le film flirte avec le thriller, le drame et la comédie à l'anglaise, sans jamais vraiment choisir son camp.

Et malgré le thème, très axé "relations humaines" et "psychologie", n'exclue pas quelques scènes d'action, morceaux de bravoure dans la mise en scène et d'ores et déjà anthologiques. Le tout traité avec sobriété, et un humour burlesque, facile mais toujours efficace derrière ses gros rouages. Savant mélange, donc, de poésie moralisatrice et d'action, le tout teinté d'une tendre dérision : Loach et Cantona ont trouvé dans leur justesse de ton harmonieuse un point commun plus productif que le football.

Porté l'interprétation magistrale de Steve Evets et ponctué par les savoureuses répliques d'un Cantona placide et moralisateur à souhait, mais plein d'autodérision, le film se permet une facture académique, mais parfaitement maîtrisée. Le réalisateur n'ayant plus rien à prouver, il s'efface derrière son admirable casting, son scénario bien ficelé, le rythme effréné de son intrigue, son excellente bande-son (Blue Suede Shoes en tête) et ses foisonnantes répliques cultes.

Et si l'on peut toutefois reprocher à l'histoire de souvent dérouler de grosses ficelles, et de jouer constamment sur l'identification et l'attachement que procure chacun des personnages, le film sait garder l'optimisme et la fraîcheur sans tomber dans la mièvrerie. L'exercice de style était risqué, mais le duo Loach/Cantona frappe un grand coup. Et s'ils repartent de Cannes sans récompense, nul doute qu'ils ont su marquer les esprits. En bien.

Quinzaine des Réalisateurs : Polytechnique, Denis Villeneuve (2009)

La Quinzaine des Réalisateurs est sans doute la sélection cannoise la plus hétéroclite. De la franche poilade au film politique en passant par l'animation, elle offre un large panel de films de tous les horizons et sert de tremplin à de nombreux réalisateurs, de Scorsese à Rivette en passant par Skolimovsky.

L'idylle qui unit cette sélection parallèle et le réalisateur québecquois Denis Villeneuve n'en est pas à son coup d'essai. En effet, il avait réalisé l'un des segments du film collectif Cosmos, présenté en 1997, et couronné du Prix Internationnal des Cinémas d'Art et Essai. Après une brève infidélité l'année suivante, où son long-métrage Un 32 août sur Terre fut présenté dans le cadre de la Sélection Officielle, et une nouvelle en 2008 avec son court-métrage Next Floor honoré à la Semaine de la Critique, il revient à ses primes amours cannoises de la Quinzaine.

Polytechnique, cousin canadien d'Elephant, raconte les évènements réels de la tuerie de l'Ecole Polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989. Mais si le scénario ainsi résumé évoque irrémédiablement le chouchou cannois de Gus Van Sant, le film n'en est pas moins très différent. Dès la séquence d'ouverture, la principale opposition nous saute aux yeux : pour certains spectateurs, c'est pire ; pour d'autres, c'est plus excusable, mais le fait est là. Ici, le massacre a un but. Pas de pulsion irréfléchie oscillant entre autodestruction et égocentrisme, mais purement et simplement l'accomplissement physique d'une réflexion politique. Au diable la parité : dans cette école d'ingénieurs, seules les filles périront.

Villeneuve diffère aussi dans le traitement plastique du massacre. En se basant sur un parti pris visuel fort, celui du noir & blanc, il entretient la tension par un habile jeu de contrastes et de flous. Tantôt montrant crûment, tantôt suggérant avec une élégance presque abstraite (notamment en filmant à l'envers !), il distille la nervosité du spectateur. Il vient également renforcer ses effets visuels par le soutien d'une bande-son très travaillée, jouant sur l'alternance d'une entêtante musique classique et d'un silence pesant que n'interrompent que les cris de terreur et les rares dialogues. Le bruit sourd de la détonation de carabine, quant à lui, se pose en métronome et confirme l'excellence de la gestion de ce ballet sonore.

Polytechnique diffère également d'Elephant dans sa construction. Ici la tuerie est au centre du film, encadrée de deux séquences symétriques autour des deux personnages principaux (le tueur et une de ses victimes) et entrecoupées de flash-backs. Si ce choix d'organisation filmique a l'avantage d'affirmer clairement les intentions et les opinions du réalisateur face à l'histoire qu'il choisit de narrer, il n'en est pas moins la principale faiblesse du film. Faisant basculer son drame dans un manichéisme critiquable, il perd en impact sur le spectateur et tombe à l'excès dans les bons sentiments. On pourra par exemple déplorer l'utilisation des séquences de type "publicité pour entreprise aéronautique".

Enfin, là où les gens sont beaux et torturés chez Van Sant, ils sont ordinaires, cabossés par la vie comme tout un chacun dans cette école aux allures de melting-pot, certes un peu trop pour paraître réaliste, mais juste assez pour faire passer le message, aussi évident qu'il puisse sembler : personne n'est à l'abri. Mais s'il choisit des gens au physique banal, Villeneuve s'entoure malgré tout de personnalités d'acteurs, donnant chacun à leur personnage une chair tangible qui ajoute à l'attachement, l'identification et donc l'angoisse du spectateur.

Pari risqué, donc, mais pari réussi pour Denis Villeneuve, qui, malgré quelques ratés renouvelle le genre de la tuerie adolescente, asseptisé par Van Sant, en y apportant un ton visuel neuf. Le film n'est pas parfait, et le traitement des sentiments est un peu simpliste, mais l'oeuvre vaut le détour. Accordons à Polytechnique l'honneur de la prise de risque qui paie, tout en évitant les écueils de débutants.

dimanche 24 mai 2009

ACID : Avant-Poste, Emmanuel Parraud (2009)

(Les Laboratoires Javel entrent ici dans une période qui risque d'être fastueuse : le genre qui rime avec "Festival de Cannes", voyez. Vous voilà prévenus.)

L'Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion, plus connue sous le sigle d'ACID, présente à Cannes depuis 15 ans une sélection de films indépendants, de différentes nationalités. De Finkiel à Ameur-Zaïmeche en passant par Le Perron, l'ACID soutient, révèle et aide la production artistique cinématographique en marge.

Parmi les choix des sélectionneurs ACID se trouvait cette année le premier film d'Emmanuel Parraud, Avant-Poste. Cédant à la veine prolifique du drame social, il croque l'histoire d'un animateur de banlieue qui va, malgré sa relation conflictuelle avec lui, tout mettre en oeuvre pour aider un jeune homme rêvant de devenir puéricultrice (le masculin n'existe pas, et non). Cependant, tout le monde n'est pas Abdellatif Kechiche, et un synopsis engagé ne suffit pas au premier venu à faire un bon film.

Le scénario de base, s'il peut paraître intéressant sur trois lignes, souffre sur une heure et demie de problèmes de construction, et d'un manque d'originalité qui le fait s'essouffler rapidement. Rien ne tient vraiment en haleine dans cette fresque flirtant avec l'autobiographie, qui prend le parti de se centrer sur le personnage de l'animateur en suivant l'expérience personnelle de Parraud. Mais s'il évite l'écueil d'un film-journal-intime en restant en retrait par rapport à son personnage, il perd en justesse et en force ce qu'il gagne (plus ou moins) en objectivité.

Le film entier se construit à travers les yeux de cet animateur, dont l'histoire (à vocation) tragique noie progressivement dans la confusion la plus totale. Ce personnage, qui porte presque à lui tout seul le film entier, et dont la complexité et l'évolution se revendiquent l'essence du scénario, est malheureusement soutenu par Airy Routier, un acteur peu convaincu, et par là-même particulièrement peu convaincant. Le film, par ce simple état de fait, perd sa crédibilité dramatique et devient une tranche de vie oscillant entre le sordide et l'inintéressant.

On doit tout de même reconnaître chez Parraud une certaine prise de risque dans la réalisation. L'ouverture, plan en légère contre-plongée sur des douches de piscine allumées, et importance du hors-champs par une utilisation intelligente du son, laissait présager le meilleur. Mais, dans sa volonté très illustrative de présenter un personnage confus, le réalisateur se perd dans une indémélable construction à tiroirs qui sabote la bonne compréhension de l'histoire. Ainsi, on ne sait pas où se passe l'action, on ne comprend pas les transitions, ni même le sens de certaines scènes (la séquence de la plage !).

Au jeu dangereux du film engagé, Parraud souffre de vouloir trop en montrer, et à celui du premier film, de vouloir trop en faire. Pêchant par excès et par passion, il livre au final une ébauche, un embrouillamini qui ne captive pas le spectateur, et qui, trop complexe et saccadé, ne donne pas vraiment envie de se poser de questions. Un coup dans l'eau.

dimanche 3 mai 2009

Frost/Nixon : l'heure de vérité, Ron Howard (2009)

Peter Morgan, le très inspiré scénariste du The Queen de Stephen Frears, continue sa subtile exploration de la politique moderne en penchant sa plume lucide et aiguisée sur le scandale du Watergate. Mais plutôt que de céder à un certain goût de l'ostentation "à l'américaine" en se plaçant au coeur des évènements, il prend du recul et choisit de narrer les coulisses de la mythique interview-confession, trois ans plus tard, du président sortant, Richard Nixon, par un animateur de talk-show britannique, David Frost. Frost/Nixon devient une pièce de théâtre, portées sur les planches par un époustouflant duo d'acteurs : Michael Sheen et Frank Langella.

Une tension constante, des dialogues acérés, un spectacle historique et politique, oscillant entre satire et humanité, il n'en faut pas plus à Hollywood : la pièce deviendra un film. Et c'est dans la filmographie hétéroclite de Ron Howard, étouffé entre une paire d'adaptations baroques plus que de raison de Dan Brown, qu'émergera cet étrange huis-clos délicieusement vintage qu'est Frost/Nixon.

Etonnant de sobriété tant dans la réalisation que le choix d'un montage parallèle très classique, Howard laisse carte blanche à son prestigieux casting : Sheen et Langella redeviennent l'animateur ringardisé qui cherche à faire son come-back et le président usé et humilié, dont l'objectif est finalement le même ; derrière eux, Sam Rockwell, Kevin Bacon, Matthew MacFayden, Oliver Platt et Rebecca Hall complètent une distribution haut-de-gamme.

Si le suspense n'est pas vraiment au rendez-vous (logique, pour un film historique, me direz-vous), le film est constamment sous tension. Celle-ci se base sur un habile système d'oppositions, matérialisées d'abord et avant tout par les personnages de David Frost, le dandy british animateur de talk-show, col pelle-à-tarte et chaussures italiennes, jeune, brushé et sourire immaculé, mondain et inculte à souhait en politique, et Goliath Nixon, président américain, redoutable meneur de débat, cérébral accompli, homme vieillissant rongé par le pouvoir qui lui échappe. Mais cette construction antithétique s'étend à l'ensemble du film : d'abord aux autres personnages (une fille dans chaque "camp" au moment des interviews, brune chez Frost, blonde chez Nixon ; experts assez négligés chez Frost, tirés à quatre épingles chez Nixon...), mais aussi aux modes de vie des protagonistes, à la musique...

Mais si la gestion de cette tension est évidemment très riche, et plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord, l'une des grandes forces du film réside à l'inverse dans le traitement fondamentalement humain des personnages. Si le centre du film réside dans ce combat de titans d'intellects, tous les éléments gravitant autour des scènes d'interview ancrent les personnages dans une réalité humaine qui densifie l'intrigue (le point culminant de cette humanité étant bien sûr la scène du coup de téléphone, qui du même coup la rend particulièrement cohérente par rapport au thème central). En effet, on nous montre un certain nombre de scènes où Nixon/Langella et Frost/Sheen parlent loin des caméras, cessant d'être les instruments d'une lutte idéologique qui les dépassent pour redevenir, simplement, des hommes. Cette alternance, elle aussi, participe à la construction clairement binaire du film.

Le propos historique, toile de fond du film, est finalement presque négligé (n'espérez pas en le voyant apprendre ce qu'est le Watergate) au profit d'une réflexion poussée sur le pouvoir des médias, sur l'esprit des masses tout d'abord, mais aussi sur la vie des hommes qui se battent pour contrôler cet outil de propagande de premier choix, et qui finalement, bâtissent leur existence sur une chimère d'eux-même. Oscillant à tout instant entre l'être et le paraître, Frost/Nixon, trop classique dans sa mise en scène pour être un monument du genre, n'en reste pas moins une fresque complexe et intense, magnifiquement portée par des acteurs qui cessent de jouer pour simplement devenir, pour simplement être.