dimanche 31 mai 2009

Sélection Officielle, Compétition : Antichrist, Lars Von Trier (2009)

Laissant de côté le très attendu Wasington, qui clôturera la trilogie ouverte avec Dogville et Manderlay, Lars Von Trier livre finalement à une Croisette avide une oeuvre choquante et dérangeante, annoncée d'ores et déjà comme l'un des évènements cinématographiques de l'été. Film-catharsis sensé fermer, lui, le chapitre de la dépression de son auteur, Antichrist se place comme "un thriller psychologique évoluant vers le film d'horreur", dont la violence et la crudité promettent de retourner plus d'un estomac.

Là où Dogville jouait sur l'économie de décors, Antichrist joue sur l'économie d'acteurs. Willem Dafoe (qui était le Jésus de La Passion du Christ de Scorsese) et Charlotte Gainsbourg (couronnée à très juste titre du Prix d'Interprétation Féminine) campent un couple anonyme dont l'enfant décède tragiquement. Mais le travail de deuil de "elle" prend des proportions inquiétantes. "Lui", psychologue, décide donc qu'ils s'isoleront à Eden, une maisonnette perdue en plein coeur de la forêt, pour qu'il l'aide à accomplir le difficile retour à la sérennité. Mais bien entendu, souvenirs et pulsions refoulées referont surface, et la thérapie prendra une toute autre dimension.

Le résumé, ainsi énoncé, paraît banal. Il l'est. L'histoire en elle-même ne retient pas spécialement l'attention. C'est finalement l'essai filmique sur la folie humaine, dont l'influence est ici contée de sa naissance à sa disparition, qui interpelle. Mise en abyme osée de sa propre dépression, Von Trier structure son récit en 4 chapitres (Douleur, Deuil, Désespoir, puis la réunion des trois, incarnée par les "3 pélerins") encadrés d'un prologue (magnifique) et d'un épilogue (plus discutable). Cependant, le réalisateur prend énormément de risques ; la logique veut donc qu'il commette des erreurs. La plus regrettable, sans doute, est le grotesque. Parce que oui, malgré une sublime construction qui va crescendo dans une tension superbement maîtrisée, on a du mal à garder son sérieux face à un renard atrophié qui crie "Le chaos règne". Von Trier n'est pas un cinéaste de l'horreur, et il s'ankylose en jonglant avec les clichés du genre. Le film gagnerait à un dépouillement plus franc, qui garantierait plus sûrement le maintien de la tension psychologique. Mais malgré tout, il sait jouer du fantastique, et la magie opère.

Dans ce huis clos controversé, Von Trier retrouve en effet la veine surnaturelle, à laquelle il se frottait déjà dans l'Hôpital et ses fantômes, télésuite qu'il avait crée en 1994 pour la télévision danoise, mais la place ici au service d'une réflexion à double tranchant, entre théologie et psychologie. Dans cet Antichrist, l'angoisse de la déshumanisation se heurte à une lecture très chrétienne (pour faire simple, celle de Gainsbourg) et une lecture psychanalytique (celle de Dafoe) des pouvoirs de la Nature. "La Nature est l'église de Satan", nous révèle Charlotte. Mais la Nature est aussi la nature humaine, débordante de stupre, de mensonge et de pulsions animales. Comment déméler le faux du vrai ? Le fou du raisonnable ? Mais d'abord qu'est-ce que la folie ? Est-ce l'état premier de l'humain, lorsqu'il cède à ses pulsions ? Et qu'est-ce que la raison ? Est-ce la même chose que la rationalité ? La raison peut-elle tout expliquer ? L'esprit d'analyse est-il dans la nature humaine ? Et d'abord qu'est-ce que la nature humaine ? N'est-ce pas un peu la nature humaine, cette fameuse "église de Satan" ? Et la femme dans tout ça ?

Les opinions de Von Trier face à ce capharnaüm sont cependant bien plus difficiles à dégager qu'il n'y paraît. Taxé de mysogynie par un décryptage très "premier degré" (la typographie de son titre est déjà un argument), de fanatisme religieux (discours pro-chrétiens omniprésents par exemple) ou -paradoxalement- de soutien à la psychanalyse au delà de la morale (à travers le personnage de Dafoe), il couche simplement sur pellicule ses propres angoisses : aucune des clefs simplistes évoquées ci-dessus ne suffiront à "ouvrir" tous les tiroirs du film. Mais faut-il vraiment chercher à les ouvrir ? Antichrist est un film qui se vit plus qu'un film qui se comprend. Trop ancré dans l'histoire personnelle de son réalisateur pour être décrypté par un observateur extérieur, le film se voile et se dévoile toujours à plusieurs niveaux de lecture, toujours choquants. Seul Von Trier sait de quoi il en retourne vraiment, mais choquer le public fait partie de son auto-thérapie.

Parce que oui, il est discutable de diffuser au Festival de Cannes un film-catharsis. Oui, le parti pris antisuggestif peut choquer. Oui, le film a des allures très mysogynes. Oui, on voit une pénétration, une éjaculation de sang et une autoexcision aux ciseaux en gros plan. Oui, Antichrist est un rouage extrêmement bien huilé de la grosse machine du cinéma "je-choque-pour-faire-parler-de-moi". Mais derrière l'aspect "polémique" du film, son intérêt sur le plan visuel n'est pas négligeable. Le danois explore de nouvelles pistes plastiques et déroule son opressante pellicule comme un rêve, au rythme lancinant, soutenu par une utilisation exceptionnelle du slow-motion capture (le prologue, en noir & blanc sur fond de Haendel, restera sans doute un modèle du genre). C'est une oeuvre fondamentalement picturale qui nous est exposée ici. Et si personne ne trouve à redire au dévoilement charnel d'une Aphrodite de Cnide, pourquoi utiliser la nudité marmoréenne de Dafoe et Gainsbourg pour déservir cet Antichrist ? Le film, finalement, est un tableau vivant. Et les peintres s'autorisent tout, c'est bien connu.

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