mercredi 19 novembre 2008

Note du 13 Juin 1954

Ah ! Bonjour à tous, les enfants. Je sirotais tranquillement un oeuf cru dans mon café et voilà que je me rappelle qu'avec toutes ces murges mémorables que je me prends depuis deux semaines et demi la Bienfaisante Archive de la Décence et du Bon Goût Cutlurel n'avance pas dans l'excès. Rectifions le tir, mes amis, et donnez-vous un blâme pour n'avoir pas pris l'initiative de lire un livre en mon attente (relativisons, au moins vous n'avez pas lu d'heroic fantasy).
Et me voilà, donc, fier et turgescent, armé d'une machine à écrire et d'une bonne dose de vin rouge pour vous faire part de mes nouvelles découvertes aussi époustouflantes qu'ignorées par Thom Robb. J'aimerais avant toute chose vous relater une expérience tout à fait saisissante qui m'est survenue lors de mes premières archaïques recherches dans le domaine, et qui ont certainement déterminé ma conduite présente et modifié à jamais le cours de mon existence aussi glorieuse que complètement défoncée à l'éther.
J'avais tout juste vingt-huit ans, à l'époque, rentrant à peine d'Europe où j'avais passé un très bon séjour, richement linguistique et parfaitement dénué de génocides. La vocation scientifique n'était pas encore tout à fait apparue en moi, et je tâtonnais encore lorsque je fus intégré au Laboratoire Hermann Planquion comme technicien de surface. Une grande et enrichissante époque, je dois l'admettre ; la confiance que tout le service plaçait en moi me confortait et me laissait pleinement l'occasion de voler des stéthoscopes pour les revendre sur le marché noir, ce qui m'autorisait à arrondir particulièrement grassement mes fins de mois tout en développant avec goût mes acquis spirituels (et mon mobilier).
Toujours fut-il que cette période faste restera à jamais marquée dans les annales de l'insondable grâce à l'événement que je viens vous conter aujourd'hui. Outre sa faillite, engendrée par des fuites de matériel trop importantes (moi même, ayant mené l'enquête, je fus totalement dépassé par ce mystère), le laboratoire fut théâtre pour un soir d’une découverte qui allait bouleverser toute l’histoire de la science moderne licencieuse.
A l’époque, j’avais encore un goût prononcé pour l’onanisme, et ma psyché avide de nouvelles sensations débordait d’inventivité quant au lieu et aux conditions de mon loisir tout à fait personnel. Je me plais toujours à rappeler avec fierté à mes collègues que je fus certainement le premier à inaugurer l’ensemble des cabinets de toilette et les compositions florales du second étage ; ce qui suscite toujours - croyez-le bien - l’admiration et le respect de mes pairs. Ce soir si spécial, j’avais décidé de m’installer sous l’accélérateur de particules du troisième sous-sol – j’appréciais particulièrement son agréable système d’air conditionné et le revêtement du sol en polyester, confortable pour la plante des pieds. Je me souviens de la scène ; j’étais tout à fait seul, et pour l’occasion j’avais choisi de m’adonner à la luxure mentale et mathématique avec Ingrid Bergmann, dont j’avais apprécié le dernier film (une émouvante tragédie teintée de surréalisme dégoûtant).
La combinaison des facteurs fut particulièrement fructueuse, et le doux plaisir et la grisante satisfaction du devoir accompli me firent choir de mon siège, activant par la même occasion la machine qui, encore chaude, se mit immédiatement en marche.
Telle ne fut pas ma stupeur, mes amis : je croyais juste que je m’évanouissais encore, une situation récurrente dans de pareils moments ; mais la vérité était tout autre, car je compris que la lumière blanche venait du dessus de ma tête. Je semblais pris dans une fureur électrique et chatouillante, et malgré tous mes efforts il me sembla bien que j’étais littéralement coincé dans le halo de l’accélérateur, en proie à d’étranges réactions. Je restai donc là, à tenter vainement de passer ma main au dehors pour au moins récupérer ma ceinture ; mais la science semblait en décider autrement, et n’en faire qu’à sa guise.
Bientôt, tout se mit à trembler autour de moi, et les murs, les meubles et le sol s’effondrèrent, pour me lancer dans de noirs ténèbres déchirés par un glacial vent. Tout avait disparu ; j’étais seul, avec ma machine, dans l’immensité du vide. Et soudain il y eut comme des explosions gigantesques et sans secousses tout autour de nous, et nous entrâmes dans un tube infini, chargé d’images mouvantes et évanescentes. Jusque-là, mes amis, je pouvais me croire défoncé à l’eau écarlate ; mais jamais je n’étais allé aussi loin dans l’exploration spatiale. Je savais maintenant que j’étais dans un tout autre endroit.
La machine, totalement indépendante, émit un bruit étrange, et pivota, tandis que la lumière s’intensifiait, jusqu’à me forcer à fermer les paupières.
Les rouvrant, je n’étais plus dans le tube ; je n’étais pas non plus revenu dans le labo. J’étais dans une sorte de cabinet de toilettes, que je n’avais jamais vu auparavant. Je restais bien hébété une dizaine de minutes avant de me décider à bouger. Par réflexe, je tirai la chasse d’eau et poussait la porte qui s’offrait à moi, puis quittai la pièce toute de céramique couverte.
Croyez-moi, mes amis, je ne suis pas un affabulateur ; je veux bien admettre quelques tendances pyromanes mais je n’ai jamais tenté autre folie. Croyez-moi sur parole ; en ouvrant la porte des toilettes, je découvris que j’étais dans un restaurant chinois. Je n’ai rien contre ces gens-là, excepté leur cuisine et leur système politique, mais je décidai de ne pas m’attarder trop longtemps parmi les serveurs et les dragons en plastique, surtout que j’étais toujours sans de quoi m’attacher le pantalon. Mon esprit de déduction me laissait penser que je devais être simplement dans le quartier jaune de quelque grande cité de nos Pères Fondateurs ; je sortis et je vis qu’il n’en était rien. Partout, des chinois ; partout, leur écriture si caractéristique : j’avais atterri en plein chez les maoïstes.
Connaissant plus leur réputation de mangeurs de chiens que leur idiome, je ne vis que la fuite comme solution à mon problème, et me mis donc à courir le plus vite que je le pouvais. Je volais un poulet sur un étal, au passage ; je craignais de devoir rester dans cet état plus longtemps que ce ne fut en réalité. En effet, alors que je m’apprêtais à assommer un adolescent pour lui prendre son portefeuille, je ressentis de nouveau un bourdonnement, et bientôt je me retrouvais une nouvelle fois aveuglé par une vive lumière blanche ; lorsqu’elle perdit en intensité, j’étais de nouveau assis sous l’accélérateur de particules, bien à sa place dans le laboratoire.
Que s’était-il passé ? Je ne pouvais dire, car sur le coup, l’unique pensée intelligente qui me vint fut celle d’aller vomir ; chose que j’exécutai gracieusement dans le bécher le plus proche –mais c’est une autre histoire. Quand je revins pleinement à moi, j’avais encore l’animal dépecé dans la main, et pas de ceinture. Je n’avais pas rêvé ; quelque chose de grandiose, de puissant, aux retombées gigantesques venait de se produire. Je venais, au cours d’une banale soirée de balayage, de voyager à travers l’espace et, comme je m’en apercevrais plus tard, le temps. Tous mes sens étaient bouleversés ; qui pourrait me croire ? D’infinies portes s’ouvraient désormais à moi, et je considère encore aujourd’hui cette soirée comme la plus fabuleuse de toute mon existence. Le seul bémol à tout cela était qu’il régnait dans la pièce une intense odeur de flétan ; mais ça n’avait guère d’importance sur l’instant. Je découvrirai au cours des nombreuses expériences qui succédèrent à celle-ci, pionnière du mouvement, que la faille spatio-temporelle était générée par l’alchimie inattendue de l’accélérateur et de mes fluides, propriété unique qui n’avait jusqu’alors jamais été révélée – je ne parviendrais cependant jamais à résoudre le problème de l’odeur de poisson.
Voilà, mes chers amis ; vous savez tout du pourquoi et du comment, vous comprendrez désormais comment les critiques miennes et celles de mes collègues parviennent à se porter sur des œuvres qui ne sont même pas encore sorties à notre époque. Point de mensonge ; juste du génie scientifique. La technique s’est un peu développée depuis, mais les résultats probants sont toujours là, imperturbables. J’espère que vous comprendrez mieux désormais le bienfondé de notre œuvre ; que vous me pardonnerez mon inactivité récente ; que vous me laisserez profiter encore un peu de la pérennité du foie d’une vive lueur d’esprit que je suis, telle une torche incandescente et noblement éméchée, guidant les foules ignares dans l’insondable obscurité de son siècle.

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